Dans la solitude des rues de Liège

« Le Silence de Lorna », des frères Dardenne, s’immerge dans un trafic de sans-papiers candidats à la nationalité belge. Une machination sur fond de faux mariages, où il s’agit de ne pas perdre son âme. Ou d’en sauver une partie.

Ingrid Merckx  • 28 août 2008 abonné·es

On s’attend à ce qu’elle ne parle pas. Elle parle pourtant, Lorna. Bien, même, dans un français de Belgique plutôt fluide pour cette Albanaise d’une trentaine d’années, immigrée à Liège. Elle parle au banquier, à qui elle remet les billets qui viennent petit à petit alimenter son compte. À ses collègues, dans le pressing où elle travaille. À Claudy, le toxico qui a accepté un mariage blanc avec elle. À Sokol, son compagnon albanais qui passe de temps en temps la voir avant de disparaître dans un camion en partance pour on ne sait où… Celui auquel elle parle peu, c’est Fabio, le chauffeur de taxi qui est à la tête du trafic de mariages et de papiers, dont elle est la pièce maîtresse. Lui parle. Elle opine. Prend ses ordres, exécute. Jusqu’à ce que ça coince : Lorna ayant obtenu la nationalité belge, elle peut permettre à un autre mariage blanc de se faire. Mais comme elle vient d’épouser Claudy, la seule raison crédible pour qu’elle puisse se remarier, c’est qu’il meurt. Avec un camé, l’overdose n’est jamais loin, argue Fabio. Le hic, c’est que Claudy a justement décidé de décrocher, et que sa nouvelle dope, celle qui doit l’aider à lâcher la première, c’est Lorna.

Le dernier film de Jean-Pierre et Luc Dardenne tisse et retisse des systèmes d’échanges autour du motif du deal. Vente, contrat, magouilles, commerces en tout genre, les rapports humains sont réduits à un marché : celui qui désire et celui qui offre. Celui qui achète et celui qui vend. Celui qui paie et celui qui vend l’autre. Comme dans la pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, le deal est le tendeur de toute l’action du film, il sous-tend des rapports de confrontations muettes, de domination et de dépendance, jusqu’à l’attachement.
Liège est le théâtre de ce marché, nocturne et professionnel quand il s’agit des truands, diurne et plus enfantin quand il s’agit du mariage blanc. Lorna (Arta Dobroshi) court de l’un à l’autre. Fabio (Fabrizio Rongione) la suit avec son taxi, outil mobile d’alibi et de surveillance. Il sait où elle est. Il l’appelle, l’attend, la guette, la conduit. Rentre jusque chez elle, reste dans la pièce quand elle se change. Il est le double assumé de l’autre dealer, celui qu’on ne voit pas et qui attend que Claudy (Jérémie Renier) succombe. Qui vient frapper à sa porte quand le jeune homme est en pleine crise de sevrage, pour le tenter : « Tu as besoin de quelque chose ? » Fabio, lui, avance à visage découvert, sûr de son pouvoir. Il présente bien, s’exprime bien, calme, presque prévenant – « Le camé, tu es sa femme, tu t’occupes bien de lui ! » , conseille-t-il avant de laisser tomber la sentence.
« L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps » , écrit Koltès dans le prologue de sa pièce. De temps en temps, Lorna ose une question, une dérobade, une solution venue d’elle, comme ça, pour voir. Elle essaie de négocier. De biaiser. Fabio reprend toujours la main, c’est lui le plus fort. C’est lui qui paie.

« Alors, quelle arme ? », demande le dealer chez Koltès. Pour extraire Lorna de cet odieux marché, les frères Dardenne laissent apparaître une issue, pleine d’espoir, qui est un peu comme l’acmé du film, son point de retournement, l’instant où Lorna vacille. Il n’est plus question d’argent : Claudy lui confie le sien, elle ne saura qu’en faire ; elle refusera une enveloppe que lui donnera Fabio. Il n’est plus question de timing : Claudy veut passer la voir à son travail, juste pour se fixer un cap dans cette journée qu’il passe à vélo, à pédaler contre le manque…
Quand l’espoir retombe, Lorna n’est plus un instrument, elle est redevenue pleinement humaine. C’est là que se noue la dimension morale du film. Au sens laïque mais non exempt de métaphysique : ce qui intéresse les Dardenne chez Lorna, comme chez Bruno et Sonia ( l’Enfant ), Olivier et Francis ( le Fils ), Rosetta ( Rosetta ), Igor et Roger ( la Promesse ), ce n’est pas là où la jeune femme pèche, c’est quand ce qu’il y a d’humain en elle parvient à reprendre le dessus. Lorna est « mouillée » dans ce trafic. Autour d’elle, ceux qui ne sont pas « en affaires » – le banquier, les collègues de travail, le personnel de l’hôpital – sont curieusement bienveillants, comme épargnés. Plus on se rapproche de la zone du deal, et plus la personnalité s’altère : témoins, Sokol, personnage glissant, Spirou, l’adjudant damné, et Fabio, le dealer de vies, ensorcelant et fourbe, puissant parce qu’il ne dévie pas.
Filmé en 35 mm (contre 16 mm d’ordinaire), le dernier film des frères Dardenne gagne en durée de regard et en ouverture de champs : la souffrance sociale qui fait l’environnement de leurs autres films embrasse ici une souffrance venue d’ailleurs, d’au-delà de Liège. Le Silence de Lorna élargit la focale pour laisser entrevoir un pan du marché mondial des clandestins. Et son scénario brille de deux audaces : une ellipse qui est à la mesure du silence du titre, à tel point qu’on se demande si elle n’est pas une erreur de bobine avant qu’on en mesure l’incroyable impact. La deuxième audace est fonction de la première. C’est un déni de Lorna, un déni sublime, là aussi à la hauteur de ce silence coupable. Un déni qui lui sert de porte de sortie.

Culture
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