« Une dégradation des missions d’intérêt général »

Quel est le bilan des privatisations successives
des services publics ?
La question est taboue, surtout quand il s’agit d’en mesurer les effets en termes de cohésion sociale. Les explications de l’économiste Jean Gadrey.

Thierry Brun  • 11 septembre 2008 abonné·es

Les privatisations de services publics reviennent sur le devant de la scène avec le changement de statut et l’ouverture du capital de La Poste. L’évaluation de ce mouvement de fond est absente du débat politique. Pourquoi ?

Jean Gadrey : Ceux qui nous gouvernent en Europe, de fait, ne veulent pas d’évaluations et font tout pour les bloquer. J’ai retrouvé une résolution adoptée au Parlement européen le 13 novembre 2001 qui disait : « La politique de libéralisation de différents services d’intérêt général peut avoir des incidences aussi bien positives que négatives pour le citoyen-usager. » Et cette résolution poursuivait en expliquant que cela « nécessite une évaluation précise et comparative », impliquant « une participation active des citoyens et des usagers au processus de définition, d’évaluation et d’appréciation des missions » , « notamment en termes de contribution à la cohésion sociale et territoriale de l’Union, de qualité de service, d’égalité d’accès et de prix équilibré et transparent ».
C’est une excellente résolution qui n’a pas été appliquée en raison d’une opposition qu’on peut deviner. L’une des raisons étant que si des évaluations avaient été faites sérieusement avec la participation des usagers-citoyens, des syndicats, etc., elle aurait montré beaucoup d’aspects très négatifs de la libéralisation et parfois de la privatisation. En réalité, nous n’avons pratiquement rien en matière d’évaluation.

Qu’est-ce qui vous permet de dire que ce genre d’évaluation aurait livré des résultats négatifs ?

Nous avons quelques travaux de recherche qui ont donné des résultats d’évaluation, dont certains ont été menés par des équipes universitaires à Lille. Il faut souligner qu’il y a encore quelques années ces évaluations ont été financées par La Poste. Il s’agissait d’évaluer les contributions de La Poste à la cohésion sociale et territoriale, à la réduction de l’exclusion, et ses performances écologiques. Sur le plan économique, en cas de libéralisation puis de privatisation, le coût du service public est fortement amputé, voire réduit à zéro. Ce coût correspond au maintien de services publics de proximité là où ils ne sont pas rentables, et il faut lui ajouter des bénéfices multiples pour les usagers, pour les communes et pour les territoires. C’est un coût parce que, dans le cadre de ces bureaux de poste, les agents rendaient aux gens, en particulier lorsqu’ils sont en difficulté, des services multiples pour lesquels ils consacraient du temps dans le cadre de valeurs de service public.
Cela existe encore, car il reste chez beaucoup d’agents du service public un attachement à l’idée qu’il faut pouvoir en faire plus pour ceux qui sont en difficulté. Notamment quand les personnes accueillies au guichet ne peuvent remplir des imprimés ou comprendre certains documents. Il s’agit aussi de rendre des services à des personnes âgées isolées quand on est facteur, de passer du temps au téléphone dans les centres de chèques, qu’on appelle aujourd’hui centres financiers, pour aider ces personnes à sortir de problèmes d’interruptions de compte, de dette, etc.
On a estimé, il y a cinq ans, que les agents de La Poste passaient au moins 10 % de leur temps à résoudre des problèmes ­d’usagers en difficulté sociale, financière ou en situation d’isolement. Que va devenir cette contribution directe à la cohésion sociale dans le cadre d’objectifs de rentabilisation ? On avait rencontré à ­l’époque des managers qui disaient aux agents en communication téléphonique : « Ne perdez pas votre temps avec ces gens-là qui ne rapportent rien. » Cela va évidemment se développer.

Est-ce que ce type d’évaluation existe pour ­d’autres services publics, par exemple France Télécom et la SNCF ?

Oui. Nous avons, par exemple, des constats semblables à ceux de La Poste à France Télécom. Une thèse soutenue en 2003 a montré que les cadres des centres d’appel de France Télécom recommandaient de passer le moins de temps possible avec leurs clients non stratégiques en privilégiant ceux qui rapportent, qui ont l’ADSL, etc. De toute évidence, on a là une logique qui consiste à développer des segments rentables de clientèles et à sacrifier peu à peu des segments non rentables, essentiellement des ménages modestes.

Est-ce qu’il n’y a pas des limites imposées à cette logique de rentabilité ?

Les ouvertures à la concurrence s’accompagnent de la mise en place de ce que l’on appelle des autorités de régulation. En principe, ces autorités ont pour mission de veiller à ce qu’un certain nombre de missions d’intérêt général, aussi nommées services universels, continuent à être remplies par les anciens services publics devenus de plus en plus concurrentiels, moyennant un subventionnement public. Est-ce que cela fonctionne ? Les constats que l’on peut faire des évolutions de cette régulation dans le cadre de la concurrence, c’est que les ressources qui peuvent être consacrées aux missions de service d’intérêt général ont tendance à se réduire au fil du temps, sous la pression des nouvelles directions d’entreprise qui trouvent qu’on en fait toujours trop pour les publics en difficulté, pour les zones rurales reculées, etc. Par ailleurs, ces subventions publiques au nom de la préservation des missions d’intérêt général se heurtent à des diktats de la Commission européenne, qui a tendance à considérer qu’elles sont des entraves à la concurrence libre et non faussée.
Autrement dit, quand on passe d’un système de monopole qui avait ses défauts, mais qu’il est possible de démocratiser, à un système de concurrence tel que la Commission le conçoit, le constat est que, dans tous les cas, il y a une dégradation de l’ampleur et de l’ambition des missions d’intérêt général.

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