Le cul du babouin

Bernard Langlois  • 24 décembre 2008 abonné·es

On va donc enterrer 2008 dans la joie et la bonne humeur, comme de coutume ; avec aussi les concerts imbéciles d’avertisseurs dans les beaux quartiers et quelques centaines – voire quelques milliers, on a tendance à minimiser – de feux de voitures dans les moins beaux : c’est jouissif, une bagnole qui crame (pour peu que ce ne soit pas la sienne) et ça vous venge, le temps d’un brasier, d’une vie moche dont on ne voit pas l’issue.

Vous avez aimé 2008 ? Vous allez adorer 2009.

2008 restera dans les mémoires comme l’année où le système capitaliste aura fini par montrer aux yeux de tous ce qu’il avait réussi jusque-là à dissimuler au plus grand nombre : son cul hideux de babouin.
En quelques mois de crise généralisée, depuis les premières alertes dans le secteur des prêts immobiliers, éclate toute la perversité, l’immoralité, la saloperie d’une organisation de la planète entièrement vouée à la spéculation et au profit d’une minorité au détriment du bien-être et souvent même de la survie de tous les autres : l’immense majorité de nos frères en humanité. Ici, en Europe, en France, nous sommes dans la zone grise. De plus en plus de pauvres, dont un nombre croissant de très pauvres ; mais encore assez de filets de protection, de solidarités familiales ou associatives pour que même ceux-là passent encore pour des nantis aux yeux des multitudes affamées du Sud. D’où tous ces audacieux au ventre creux qui tentent le grand passage, au péril de leur vie souvent, vers des pays à leurs yeux de Cocagne, dont ils sont impitoyablement refoulés (à propos, vous avez vu ? Pour remplacer Hortefeux au ministère des expulsions, on pense sérieusement à l’ex-socialiste Éric Besson, en pleine ascension dans le ciel de Sarkozie : ce type – Besson – est décidément un renégat de très haut vol, et son maître un grand pervers, chapeau à tous les deux !). Et 2008 s’achève avec une cerise sur le gâteau : le scandale Madoff, l’ex-président du Nasdaq, qui a réussi à détourner la bagatelle de 50 milliards de dollars, 20 % du budget de la France [^2] !

Remarquez, la méga-escroquerie du talentueux Madoff a un aspect plutôt plaisant, et même franchement hilarant : c’est la liste de ses victimes. À côté de dirigeants de banques et sociétés diverses déjà mouillées dans pas mal de scandales, des particuliers richissimes, dont la notoriété et la « surface » n’ont d’égal que la cupidité : Elie Wiesel, Caroline Barclay, Philippe Junot ou Daniel Hechter sont, entre autres, les victimes de Madoff.
Rien que du très beau linge, tout un Fouquet’s, un vrai Bottin mondain !

RITOURNELLE

Que nous réserve l’année qui vient ?
Eh bien la suite, pardi ! La continuation et l’accentuation de la crise, qui va donner toute son ampleur et développer toutes ses dimensions industrielles, sociales, sociétales. « Ce n’est qu’un début… » Compte tenu des dégâts déjà répertoriés et de tous ceux à venir, la classe dirigeante française a toutes les raisons de contempler avec inquiétude l’embrasement grec. Il n’y aurait vraiment rien d’étonnant à ce que, du Parthénon, ­l’étincelle de la révolte s’envole jusqu’à notre Quartier latin. Ne pas chercher plus loin les raisons des marches arrière du pouvoir sur des sujets potentiellement brûlants comme la réforme des lycées ou le travail du dimanche. Sarko pourra bientôt chanter à la jeunesse estudiantine la célèbre ritournelle : « Si tu avances quand je recule, comment veux-tu, comment veux-tu que je t’… »
Justement, elle ne veut pas !

LECTURES.

Pour finir, quelques livres tirés de ma pile ­d’attente :

– Quel est le degré de corruption de notre classe politique ? Au-delà du cas récent d’un célèbre amateur de montres anciennes (que l’on présumera, comme il se doit, innocent), il est assez élevé, à en croire un Petit Guide à peine sorti des presses et sans doute promis à quelque succès. C’est que l’auteur – qui écrit son brûlot sous forme de fable ironique et décrit des processus sans mettre quiconque en cause : tout juste si l’on sent à certains détails qu’il n’aime guère Sarkozy… – est, paraît-il, « un acteur discret de la vie politique qui, pendant des années, a participé à son financement » . Brice de Tours (nom de plume, emprunté à un moine débauché du Ve siècle !) sait donc de quoi il parle : « Tout , affirme-t-il, continue comme avant [les lois sur le financement de la vie publique]. Sous le grand manteau de la morale, la politique reste une fille de petite vertu. »
Comment croire une chose pareille [^3] ?

– Vous vous étonnez (comme moi) du mouvement erratique des cours du pétrole et des matières premières en général ? Le fonctionnement des bourses reste pour vous un monde mystérieux ? Vous vous demandez comment l’exercice du « doux commerce » peut donner lieu à tant d’épopées sanglantes, générer tant de rivalités, gonfler tant de scandales et engendrer tant d’injustices ? Vous aurez profit et plaisir à lire Des épices à l’or noir, à suivre autour du monde des kyrielles d’aventuriers, des dynasties de marchands, des fondateurs d’empires, au fil d’une saga contée par un professeur d’économie qui sait rendre vivant et lisible un sujet austère ; et soigneusement édité, avec de nombreuses illustrations.
Une vraie réussite, un beau livre à offrir [^4].

– Nul besoin de vous faire l’article si vous avez eu entre les mains les trois premiers tomes : Anthologie de la connerie militariste d’expression française, volume 4, vient de sortir, et il est aussi riche et édifiant que les trois premiers. Il y est cette fois beaucoup question des femmes car, comme disait ­Nietzsche, « l’homme doit être élevé pour la guerre et la femme pour le délassement du guerrier ». Le délassement (on dit aussi le repos), mais pas seulement : à elle revient la charge de fournir au pays la chair à canon nécessaire aux prochaines guerres ; et à l’école d’en assurer le « formatage » qui fait les bons petits soldats. L’auteur annonce un cinquième et dernier volume à paraître qui traitera des conflits modernes et futurs, car (on en est comme lui persuadé) « le sujet n’est pas clos avec les guerres d’antan ». Comme dans les précédents tomes, nombreuses illustrations d’époque.
Préface de Dominique Grange ( « chanteuse engagée à perpétuité » ) et couverture (superbe comme d’hab’) de son mec, Tardi [^5].

– En politique, on reproche souvent aux journalistes de privilégier les « petites phrases » aux questions de fond, et on a raison. Mais il faut dire à notre décharge que les politiques en balancent des vertes et des pas mûres… en espérant qu’elles seront reprises par la presse ! Alors, l’œuf ou la poule ? Si vous êtes amateurs, vous vous régalerez de ce recueil de « petits meurtres sémantiques entre amis, alliés et adversaires », des « brèves de pouvoir » rassemblées par « un agrégé de lettres spécialiste du langage et de la communication politique » (faut c’qu’i faut !). Hors-concours, Charles de Gaulle, à qui l’on prête plus peut-être qu’il n’a dit, dont le célèbre « Vaste programme ! » , lâché devant un graffiti exigeant : « Mort aux cons ! » ; mais qui fait aussi, en connaissance de cause, cette constatation désabusée : « Debré, nous avons vaincu les Allemands, les vichystes, les communistes, nous n’avons pas su apprendre à la bourgeoisie le sens de l’intérêt national. »
À l’impossible… [^6]

– Mon homonyme et (légèrement) aîné Denis Langlois a en partage avec moi, outre le patronyme, une nostalgie tenace de ces belles journées de printemps où Paris (et pas seulement) se parfumait à la lacrymo et donnait à ses murs une parole qui n’était point marchande… Alors, avant que l’on ne jette sur cette année commémorative les dernières pelletées de terre, un mot pour vous signaler son petit bouquin, où il imagine des Slogans pour les prochaines révolutions. Sait-on jamais, ça peut servir, au cas où nos jeunes se mettraient à l’heure grecque ! Quelques jolies trouvailles comme : « Thésaurisez vos révoltes, c’est un bon placement » , ou « Ne partez pas sans laisser d’adresse, comment est-ce qu’on vous convoquera pour le Grand Soir ? »
Un petit livre pour nourrir nos colères, qui joue sur les mots et la typographie [^7].

– Connaissez-vous Ricardo Flores Magon (1873-1922) ? Ce fut l’un des principaux théoriciens de la révolution mexicaine. Né dans l’État d’Oaxaca, père indien, mère métisse, il devient journaliste après des études de droit, manifeste contre Diaz (le militaire au pouvoir à l’époque), fait de la prison, fonde un journal, Regeneration , pour protester contre les dysfonctionnements de la justice, et finit par s’exiler au Texas pour y poursuivre son combat par le verbe et la plume. Ce sont ces Propos d’un agitateur que rééditent les éditions Libertalia. Goûtez : « De Prométhée à Kropotkine, les révoltés ont été les moteurs de l’humanité. Le dépassement qui caractérise les instants privilégiés de l’histoire, c’est la révolte. Sans elle, le genre humain se traînerait encore dans cette lointaine pénombre que les historiens appellent l’âge de pierre… »
De la même maison d’édition, un recueil de témoignages de sans-papiers retenus au Centre de Vincennes, où la mort de l’un d’eux, un Tunisien, en juin dernier, a provoqué des troubles et l’incendie du bâtiment : les bénéfices de ce petit bouquin poignant sont reversés aux retenus inculpés à la suite de l’incendie [^8].

Je vous souhaite de joyeuses fêtes (quand même) et une bonne année (si possible).

pol-bl-bn@orange.fr

[^2]: D’après les calculs de Gérard Filoche, auteur du plaisant commentaire suivant : « Il a réussi – pendant plus de vingt ans — à faire de l’argent avec de l’argent, sans argent, avec l’approbation de tous les rouages essentiels officiels du capitalisme mondial tel qu’il fonctionne. Il faisait du “tupperware” sans vendre de boîte en plastique. Il faisait du Tchuruk sans le dire : une entreprise sans entreprise. Il faisait du Daniel Bouton sans banque. Du Jean-Marc Sylvestre sans Jean-Marc Sylvestre. Il faisait du Sarkozy sans Sarkozy. C’est “le comble” des histoires de Toto à l’école. Y’a pas d’école et y’a pas de Toto. » (Gérard écrit chaque semaine dans Siné-Hebdo.)

[^3]: Petit Guide de la corruption politique, Brice de Tours, Seuil, 119 p., 15 euros.

[^4]: Des épices à l’or noir, l’extraordinaire épopée des matières premières, Philippe Chalmin, Bourin éditeur, 160 p., 29 euros.

[^5]: Anthologie de la connerie militariste d’expression française, vol. 4, Lucien Seroux, AAEL (8, rue de Bagnolet, 31100 Toulouse), 317 p., 15 euros.

[^6]: Brèves de pouvoir, Christian Gambotti, Bourin éditeur, 235 p., 10 euros.

[^7]: Slogans pour les prochaines révolutions, Denis Langlois, Seuil, 100 p., 10 euros.

[^8]: Propos d’un agitateur, Ricardo Flores Magon, Libertalia, 88 p., 7 euros ; et Feu au centre de rétention, janvier-juin 2008, des sans-papiers témoignent, Libertalia, 158 p., 7 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes