Après Hiroshima, quoi d’autre que des poèmes ?

Passés inaperçus à leur publication en novembre dernier, les Poèmes de la bombe atomique, de Tôge Sankichi, font date dans la vie d’un lecteur.

Bertrand Leclair  • 12 mars 2009 abonné·es

Comment lire par-delà l’effroi les Poèmes de la bombe atomique écrits de 1947 à 1951 par Tôge Sankichi, qui fit partie des dizaines de milliers d’irradiés d’Hiroshima, et devait y mourir des conséquences de l’explosion en 1953, à 36 ans ? La première réponse est simple : il faut les lire toutes affaires cessantes, et le reste suivra. Toutes affaires cessantes : ces mêmes affaires qui cesseront de fait et qui, à Hiroshima, le 6 août 1945, ont cessé en un éclair à l’échelle d’une ville entière. Le recueil de Tôge Sankichi est une explosion impossible à son tour, il est écrit pour renvoyer dans les mots et par les mots la violence noire, absolue, de la bombe.

*« Privé du pouvoir de la haine de la colère
Ce dernier sourire aux humains tu l’as offert ;

Ce sourire calme
S’est fait au-dedans de moi charge
Maintenant prête à exploser »*

L’explosion est d’abord celle de la forme poétique, quand l’écrivain avait jusque-là respecté les traditions japonaises. Non seulement libéré, le vers est souvent troué d’espaces, déchiqueté de l’intérieur pour rattraper les quelques pauvres mots qui demeurent sur les ruines du langage. Le souffle d’une violence scotchante qui en résulte est d’une nature inédite. Sa lumière a l’étrangeté terrible d’un champignon qui renverse le ciel. Au fil des pages, le lecteur sent jusqu’à son corps envahi par un phénomène diffus qu’il peine à définir mais qui bientôt, au contraire des larmes, contracte le visage pour le rendre à l’os, très en dessous des masques de chair que nous nous façonnons dans l’ordinaire de nos petites affaires. C’est en nous dé-visageant que Tôge Sankichi nous renvoie l’irradiation qui a défiguré l’humain : d’une précision matérielle déterminante, l’écriture est agie par un mélange de rage et d’hébétude, l’hébétude de l’homme contemplant la catastrophe des lambeaux de mots calcinés à la main
– et qui demande : « Pourquoi ? »

« Ondulant comme des algues/des rangs de flammes avancent./Des troupeaux de vaches qu’on menait à l’abattoir/roulent en avalanche sur les pentes de la rivière […]/Ceux qui sautillant/sortant de sous des jets de fumée rampent,/avalés dans les flammes,/sont d’innombrables humains/à quatre pattes. »

À quoi bon encore des poèmes ? La question a taraudé le siècle dernier. La lecture de Tôge Sankichi la renverse subitement du tout au tout – après Hiroshima, quoi d’autre, que des poèmes ?
Quoi d’autre, pour dire l’instant où tout se réduit, une seconde :

« FLASH !/la ville entière/dans du magnésium/en combustion/s’effondre/en silhouette//Pas de son c’est/la conscience jetée/légèrement./À l’instant d’être enseveli/il est loin/le soi. »
Quoi d’autre, pour
« rendre » ce « silence/de mort » qui suit immédiatement l’explosion –  « Un silence sans rime/s’accumule dans l’espace/ les chauds rayons d’uranium/qui ont repoussé le soleil/impriment sur la chair du dos des vierges/le motif fleuri d’une soie fine,/mettent instantanément en feu/la robe noire d’un prêtre/ 1945, Aug. 6 »

Quoi d’autre, face à une vieille femme épuisée de chercher les siens parmi les cendres – 

« Il ne faut pas ­mourir !/Vieille mère/Il ne faut pas partir comme ça !/ […] Hier quelqu’un du bureau/A apporté/Cette dent de devant à couronne d’or/Exhumée juste à l’endroit/Où se trouvait la chaise de votre fils. »

Quoi d’autre que des poèmes pour témoigner de la disparition instantanée d’un être dont il ne reste qu’une ombre sur un mur, l’ombre photographique générée par la puissance de l’éclair qui a dématérialisé l’homme ? Poèmes de la bombe atomique renverse d’autant mieux la question du témoignage que les poèmes se distribuent autour d’un texte en prose, « Chroniques de l’entrepôt », terribles choses vues là où furent rassemblés les mourants au long des sept jours qui suivirent l’explosion – sept jours plus un, puisqu’au huitième la destruction fut accomplie : « Entrepôt désormais complètement vide. »

On voudrait écarter les limites des pages du journal, citer encore et encore, n’être pas le seul dépositaire de la mémoire qui gît ici. En trop peu de mots, il faut dire aussi la longue préface de Claude Mouchard, d’une érudition d’autant plus remarquable qu’elle vient très précisément en éclairage du texte – y compris lorsqu’elle rappelle que le largage de la bombe fut décidé par Truman alors que la reddition du Japon n’était plus qu’une question de jours. « Pourquoi ? » Parce que les Soviétiques menaçaient de venir partager la victoire. On y mesure aussi l’urgence qui a saisi Tôge Sankichi, l’urgence de témoigner, lorsque les Américains ont menacé d’utiliser de nouveau la bombe en Corée – l’impensable devenait insupportable impensé.

Une dernière chose : il est stupéfiant que ce livre dont Oé Kenzaburo disait déjà dans ses Notes sur Hiroshima qu’il contient les poèmes les plus admirables jamais écrits sur la catastrophe, qui est traduit de longue date partout ailleurs, ne soit pas depuis des lustres au catalogue des éditions Gallimard. Il est stupéfiant de constater que la presse française l’a ignoré à sa publication. Ce qui n’empêchera pas sa déflagration de se propager, ici, et là, et pour longtemps.

Culture
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