Le Mur révélait ses entrailles…

Günter Grass  • 23 juillet 2009 abonné·es

Extrait du roman Toute une histoire

« Ils traversèrent un no man’s land qui avait été désertique des dizaines d’années durant et dont à présent la vaste superficie n’attendait goulûment que des propriétaires ; déjà les premiers projets faisaient assaut de surenchères, déjà se déchaînait la fureur de construire, déjà les prix du terrain s’envolaient.

Fonty adorait ce genre de promenade, d’autant que depuis peu l’Ouest, avec Tiergarten, lui donnait du champ. Maintenant seulement, sa canne apparaissait à l’image. Hoftaller, qui venait en remorque, sans canne mais avec une serviette rebondie, était connu pour y porter toujours avec lui, outre la bouteille Thermos et la boîte à sandwichs, un petit parapluie qu’une simple pression déployait à la taille normale.

À peine encore surveillé, le Mur faisait des offres des deux côtés de son ouverture. Après une brève hésitation, les deux hommes résolurent de prendre à droite, vers la porte de Brandebourg. Métal contre pierre : de loin déjà ils avaient entendu ce bruit clair de piquetage. Par des températures inférieures à zéro, ce genre de son porte particulièrement loin.

Les piqueurs de Mur étaient au coude à coude, debout ou à genoux. Ceux qui travaillaient en équipe se relayaient. Certains portaient des gants contre le froid. À coups de marteau sur un burin, ou souvent avec un simple pavé et un tournevis, ils effritaient la fortification, dont la face occidentale, au cours de ces dernières années d’existence, avait été ornée par des artistes anonymes de couleurs vives et de tracés précis jusqu’à devenir une œuvre d’art : laquelle n’était pas avare de symboles, crachait des citations, criait, accusait, et avait été d’actualité hier encore.
Çà et là, le Mur était criblé de trous et révélait ses entrailles : des fers à béton qui s’encroûteraient bientôt de rouille. Et sur de grandes surfaces, cette fresque prolongée sur des kilomètres jusqu’au dernier moment livrait, en fragments mûrs pour le musée, des plaques grandes comme la main et, en minuscules tessons, de la peinture sauvage : délires d’invention et messages figés de protestation codée.

Tout cela était destiné à favoriser le souvenir. À l’écart du martèlement, quasiment en deuxième ligne de ce démantèlement pratiqué côté ouest, le commerce fleurissait déjà. Sur des torchons ou des journaux s’étalaient gros blocs et miettes infimes. Quelques vendeurs offraient trois à cinq fragments, tout au plus de la taille d’une pièce d’un mark, dans des sachets de plastique transparent. On pouvait admirer de plus grands détails de la peinture murale, détachés avec patience, comme une tête de monstre à l’œil de cyclope, ou bien une main à sept doigts ; toutes pièces qui n’étaient pas données et trouvaient néanmoins acheteur, d’autant plus qu’elles étaient assorties d’un certificat daté : Original Berliner Mauer. Fonty, qui ne pouvait s’empêcher de tout commenter, s’écria : “Les parties valent mieux que le tout !”  »

© Seuil

In Toute une histoire, Günter Grass, traduit de l’allemand par Claude Porcell et Bernard Lortholary, Seuil, 1997.

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Chute du Mur : 20 ans après
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