L’imbécile « valeur travail »

Pour la droite décomplexée, le « droit au travail » se transforme en devoir de travailler toujours plus, toujours trop.

Baptiste Mylondo  • 27 août 2009 abonné·es

Frédéric Lefebvre persiste et signe. Après une sortie remarquée en mai, voilà que le porte-parole de l’UMP récidive fin juin, affirmant que les salariés en arrêt maladie devraient avoir le droit de travailler chez eux. « C’est le sens de la modernité » , nous dit-il [^2]. Et il a raison ! C’est bien le sens du droit au travail né de la modernité. Ce droit au travail, « victoire » du mouvement ouvrier, dont la gauche s’entête à réclamer l’héritage au nom des luttes passées. Mais aujourd’hui, c’est bien la droite qui le défend avec le plus d’ardeur. Le travail le dimanche ? C’est le droit au travail. Le démontage des « 35 heures » ? C’est encore le droit au travail. Travailler pendant son congé maternité ? Toujours le droit au travail. Au moins la droite décomplexée a-t-elle le mérite de nous présenter le droit au travail tel qu’il est : un devoir, pesant sur chacun de nous, de travailler toujours plus, toujours trop.

Le droit au travail est la consécration constitutionnelle de l’esprit capitaliste, de l’irrationalité économique, du « travailler plus pour gagner plus ». Une victoire du mouvement ouvrier ? Comment y croire encore ? Car enfin, comment expliquer l’avènement de ce droit au labeur ? Comment expliquer l’adhésion insensée des travailleurs à ce droit à la besogne ? Pourquoi se battre et arracher un droit au turbin quand on s’est battu, plus tôt, pour abolir la corvée et le travail forcé ? «  Vivre en travaillant ou mourir au combat ! » , lançaient les canuts révoltés… Tout cela n’a pas de sens ! Et qu’on ne parle pas d’émancipation ou d’épanouissement dans le travail. Ce ne sont là que mythes, illusions, des croyances réconfortantes qui restent curieusement vivaces aujourd’hui… Faut-il rappeler ici la condition ouvrière au XIXe siècle ? Non, décidément, cela n’a pas de sens…

En fait, ce n’est qu’en intégrant au tableau la condamnation de l’indigence et de l’oisiveté que la revendication ouvrière d’un droit au travail prend sens. À la fin du XVIIIe siècle, alors que le travail apparaît comme la source de la richesse, l’indigence et l’oisiveté sont perçues comme une perte pour la société. Un manque à gagner que les nombreux dispositifs de travail forcé, inefficaces pour la plupart, ne parviennent pas à compenser. Aux yeux des libéraux, la mise au travail de la société ne doit donc pas reposer sur le travail forcé mais s’appuyer sur la liberté de travailler, au contraire. D’après eux, ce sont les corporations de métiers, les monopoles et les autres barrières sur le marché du travail qui empêchent les indigents et vagabonds de travailler. La suppression des monopoles et corporations doit donc permettre à ceux qui souhaitent travailler de trouver un emploi, et de supprimer ainsi la mendicité et l’indigence involontaire. Le coup est rude pour les « frelons oisifs » , marauds, ribauds et autres pauvres, car les mesures de police utilisées à leur encontre s’en trouvent légitimées. Désormais, en effet, toute indigence résiduelle ne peut être que volontaire. Un crime… Ainsi, lorsque le Comité révolutionnaire pour l’extinction de la mendicité proclame la liberté de travailler, en 1791, c’est en réalité le devoir de trouver un emploi qu’il impose à tous les individus valides. Voilà ce qu’est le droit au travail. La droite l’a bien compris. La gauche aussi, sans doute, malheureusement.

« Honte au prolétariat ! », vitupère Paul Lafargue. Honte au prolétariat français, « qui proclame comme un principe révolutionnaire le droit au travail » , le « droit à la misère  [^3]  » . Une victoire ouvrière ? Une capitulation, plutôt. Lorsqu’ils se révoltent, au début du XIXe siècle, ce sont les termes de leur reddition que les ouvriers négocient. Alors qu’on leur accorde la liberté de travailler, c’est à la quiétude du serf, au confort du bagne, qu’ils semblent aspirer. Ils finiront par l’obtenir, un temps, dans les sordides et insalubres ateliers nationaux. Une victoire, vraiment ? Car, ne nous leurrons pas, la liberté de travailler n’est qu’une version libérale du travail forcé. La contrainte est simplement plus subtile, parfaitement intégrée par les travailleurs eux-mêmes… Maisons de travail un jour, ateliers nationaux le lendemain, c’est la même logique qui est à l’œuvre, et le droit au travail en est le parachèvement.

Honte à la gauche qui défend le droit au travail ! Honte à la gauche qui s’empêtre lamentablement dans la « valeur travail » ! Cette gauche serait bien inspirée de questionner le soutien qu’elle apporte au droit au travail, ce devoir de forçat. Dans la famille Marx, elle doit relire le gendre, Paul Lafargue, et son Droit à la paresse. Un droit au temps libre et un droit au revenu, voilà ce qu’une gauche sans complexes, réellement soucieuse de la condition ouvrière et du sort des chômeurs, doit à présent opposer à l’imbécile « valeur travail » de la droite décomplexée.

* Paris, Homnisphères, 2008.

[^2]: Le Monde, 27 juin 2009.

[^3]: Le Droit à la paresse, Paul Lafargue, 1883, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 16.

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