Ceux qui ne connaissent pas la honte

Denis Sieffert  • 22 octobre 2009 abonné·es

L’affaire Jean Sarkozy en dit sans doute beaucoup plus long qu’on ne croit sur l’état de notre démocratie. Avouons-le, dans un premier temps, la grossièreté de la manœuvre ferait presque sourire. L’installation à la tête du plus grand centre d’affaires d’Europe d’un médiocre étudiant en droit de 23 ans, au seul prétexte qu’il est le fils du président de la République, suscite la comparaison moqueuse avec certaines républiques africaines. Mais, sous notre rictus de dérision, il y a tout de même la conviction profonde que la ressemblance avec de telles mœurs tropicales est excessive. Nous n’en sommes pas là ! Voir. Après tout, il y a une logique dans cette histoire : ceux qui pensent que le Gabon, c’est la France, peuvent bien penser que la France, c’est le Gabon. Bien entendu, il existe de cette affaire « Sarkozy père et fils » une version optimiste. Celle de la grosse maladresse d’un président bravache, peu soucieux des apparences démocratiques (ne parlons même pas de la démocratie) qu’il redécouvre à ses dépens. Dans ce cas de figure, il s’agirait de lancer le fiston dans le grand bain de la politique à toutes fins utiles. Cette version plutôt magnanime domine dans la plupart des médias. La seconde interprétation est nettement moins émouvante : un homme, une famille, un clan, ivres de puissance, mettent la main sur l’un des plus gros marchés immobiliers de l’époque. D’un côté, une bourde, une bévue ; de l’autre, un froid raisonnement. Cette dernière hypothèse est évidemment la nôtre. Pourquoi ? Parce que les dégâts provoqués par cette affaire sont tels, à gauche, à droite, parmi les élus de la majorité, et jusque dans le proche entourage du Président, que l’on devine aisément des enjeux considérables.

Et les effets sont surtout catastrophiques dans l’opinion pour un homme qui a déjà perdu en six mois 31 points dans les sondages, soit l’équivalent de douze millions d’électeurs (chiffres Ifop-JDD). Il faut que le jeu en vaille la chandelle. Mais il y a encore plus dévastateur dans l’opinion que le coup de force lui-même : le mode de défense que le clan s’est choisi. On ne fera pas ici l’inventaire des arguments déversés par les Xavier Bertrand, Frédéric Lefebvre et autre Luc Chatel. Citons seulement en échantillon l’ex-secrétaire d’État à l’Outre-mer, Yves Jégo, qui est allé très loin dans le registre victimaire, comparant cette « chasse à l’homme contre Jean Sarkozy » à un « début de totalitarisme » . Le peuple totalitaire opprime le chef de l’État et sa progéniture. Ce qui est remarquable dans cette surenchère verbale, c’est le mépris. On devine une certaine jouissance chez ces apparatchiks ou ces notables à se sentir soudain autorisés à reprendre à leur compte des mots comme « discrimination », que l’on emploie généralement pour défendre les sans-papiers, les Afghans de la « jungle de Calais », l’Arabe ou le Malien à qui on refuse un boulot ou un logement. Des mots qui leur sont ordinairement interdits.

Ce n’est plus le gouvernement, c’est la Ligue des droits de l’homme, ou la Cimade. Et Jean Sarkozy, fils de président de la République, propulsé à 23 ans à la tête d’un établissement public chargé de gérer un centre d’affaires gigantesque, un sans-papiers, un pauvre hère traqué comme un immigré par la police de M. Besson. Du moins, a-t-il droit pour sa « Défense » aux mêmes arguments. Vous avez dit cynisme ? C’est plus que cela. C’est l’aveu que ces gens ne prennent rien au sérieux, hormis la protection et la gestion de leurs intérêts. Nous ne ferons pas l’insulte au moindre d’entre eux
– disons, Frédéric Lefebvre – de penser qu’ils puissent croire en leurs arguments, ni qu’ils puissent imaginer que quelqu’un de sensé y croit. Ils se moquent en réalité de ce qu’on pense d’eux. Ils ne connaissent pas la honte.
L’affaire Jean Sarkozy, c’est aussi la mise à nu des ressorts internes à ce régime, et de l’état d’humiliante soumission dans lequel sont tenus les féaux. Ce n’est donc pas une petite affaire. Ce qui nous inquiète le plus, ce ne sont pas tant les enjeux économiques qui se dessinent derrière le tumulte qu’une relation gouvernants-gouvernés fondée sur un mépris, réciproque. Évidemment, cette incongruité antidémocratique s’inscrit dans une logique de mensonges. Elle survient dans un contexte de perte de crédibilité du discours gouvernemental. Nicolas Sarkozy ment beaucoup. Certes, il n’est pas le premier. Mais, pour n’évoquer qu’un seul de ses prédécesseurs, François Mitterrand mentait, lui, avec l’art du Florentin.

Sarkozy, qui n’a pas plus lu Machiavel que l a Princesse de Clèves , ment en barbare. Il saccage la vérité, dévaste le champ politique. Ce qui caractérise le pouvoir actuel n’est d’ailleurs pas à proprement parler le mensonge, même si nous en relevons un bon nombre dans le dossier que nous publions cette semaine, mais un mensonge de classe, et qui s’affiche comme tel. Il ne s’adresse qu’aux petites gens. Les autres ont droit aux promesses tenues. Pour les salariés, les chômeurs, les agriculteurs, une communication rudimentaire suffit. Un petit saut à Gandrange, la reprise sans scrupules d’annonces déjà faites, et le tour est joué. Nous butons ici sur l’une des limites de notre démocratie quand elle n’est plus, comme le disaient jadis certains philosophes, qu’une « démocratie négative » qui se définit comme « non-dictature » . Alors, il y a péril en la demeure.

N. B. : Voir ici, pour l’organisation de nos « assises pour le changement », des 7 et 8 novembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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