Empoignades

Bernard Langlois  • 29 octobre 2009 abonné·es

Poupées russes

Une dizaine de jours loin des miasmes de l’actualité hexagonale, quittée en pleine affaire Polanski, et je découvre au retour, en dépouillant la presse et en plongeant dans la mer de messages qui ont envahi mon ordi (3 300 et quelques, qui eux-mêmes renvoient à des centaines de pages web, pas croyable comme on est vite submergé par cette invention diabolique !), que cette polémique a fait des petits. Ils s’imbriquent l’un dans l’autre comme des poupées russes : de Polanski en Mitterrand, de Mitterrand en Benoît Hamon, et de Hamon en… Jean Sarkozy, on n’est pas à un amalgame près ! Je découvre aussi, en lisant sur le site les réactions de nombre de lecteurs en bas de mon dernier bloc-notes ( « Crocodiles » ), que je n’ai pas été reçu cinq sur cinq, c’est le moins qu’on puisse dire.
Au vrai : je suis rhabillé pour l’hiver !
Sommé de m’expliquer, j’ai préféré le faire dans cette nouvelle chronique, car je suppose la même irritation chez les lecteurs du journal papier [^2] que chez ceux de sa version électronique : chacun pourra ainsi trouver, pas de jaloux, de nouvelles raisons de me chercher des poux.

Annexe limousine

J’ai toujours attaché beaucoup d’importance aux réactions des lecteurs [^3]. Pas de tous : on détecte vite les illuminés monomaniaques, les histrions (qui viennent se faire mousser) et les andouilles (qui comprennent tout de travers). Restent les autres, les plus nombreux. Souvent des femmes, dans le cas qui nous occupe.
Disons d’abord que me paraît tout à fait infondé le reproche d’avoir mêlé ma voix à ceux qui ont défendu le cinéaste aux seuls motifs : 1) de son talent ; 2) de sa notoriété (acquise grâce au 1) ; 3) de son passé particulièrement douloureux. Toute la première partie du bloc-notes (dont mon historiette de crocodiles) prenait le contre-pied des réactions de Kouchner, Mitterrand et autres pétitionnaires du Gotha cinématographique. Il est clair que la loi est (doit être) la même pour tous, le plus génial des artistes comme le plus obscur des pékins. Pas question donc, chère Louise, de « créer une annexe limousine du marigot germanopratin » (jolie formule) ! Et je suis d’accord avec cette autre lectrice (Emce) qui écrit : « Les lézards ne demandent rien d’autre que les lois soient justes, efficaces, applicables et appliquées à tous de la même façon. Et que la justice fasse son travail en son âme et conscience, et non pas pour préserver les intérêts d’une caste ou protéger ceux qui sont censés protéger l’ensemble de la population. » Que Polanski ait connu une jeunesse dramatique et qu’il ait vécu adulte une vraie tragédie ne lui confère aucune impunité, c’est clair.
Un point d’acquis.

Avocat

Celui-ci posé, il m’a semblé qu’il n’était pas interdit de rechercher ce qu’on appelle en droit des « circonstances atténuantes » . Ce que j’ai fait, me mettant en situation d’avocat du prévenu.
Les délais trop longs, les obscurités de la procédure américaine, le « deal » passé entre les parties (ce n’est pas moi, Stéphane, qui ai requalifié l’accusation de viol en « relations sexuelles illégales » , et si cette requalification te choque, il faut t’en prendre au juge qui l’a prononcée…), la situation nouvelle du cinéaste (en couple stable, avec deux enfants, depuis vingt ans), celle de la plaignante, elle-même mariée et mère de famille (ce qui ne veut rien dire de plus, Ko, que ce que je dis : des deux côtés, trente ans après les faits, voilà ce que sont devenus l’un et l’autre, des adultes, apparemment sereins et équilibrés, après avoir vécu des existences chahutées) et qui s’est déclarée hostile à la reprise des poursuites : il est tout de même étonnant que cette volonté clairement exprimée ne soit pas prise en compte. En fait, je ne disais rien d’autre – en des termes différents – que ce qu’écrivait Philippe Bilger sur son blog et que je citais en note : « Il me semble qu’en effet – je l’écris sans être péremptoire – le légal n’est pas forcément légitime en toutes circonstances et que l’État de droit, à se vouloir détaché du contexte et de la vie, gagne en dureté certes mais perd en validité. Je suis persuadé qu’en l’occurrence le sens de l’opportunité n’aurait pas été l’adversaire de l’État de droit mais son intelligence. […] Faut-il plaindre Roman Polanski ? Peut-être. Pas parce qu’il est artiste. Parce que la justice, c’est aussi de savoir sagement s’arrêter à temps. »
Une opinion qui, sans être « péremptoire » , me paraît d’autant plus intéressante à considérer qu’elle est d’un magistrat, et qui ne passe pas pour laxiste.

L’os

Mais rassurez-vous, j’en arrive à l’os. Je ne fuis pas. Car ce qui vous a fait grimper aux rideaux et sauter sur vos claviers est, bien sûr, la phrase suivante : « On peut aussi se poser quelques questions au sujet de cette lolita dont les charmes firent déraper le cinéaste, et que personne n’obligeait à se rendre en sa seule compagnie en un appartement désert pour y poser seins nus (c’est elle qui raconte) devant son objectif : l’ingénuité aussi a des limites. »
Désolé, je persiste et signe.
Certains semblent ici considérer l’emploi (très courant) de ce mot, en référence au célèbre roman de Nabokov, comme une injure, un « gros mot » , l’équivalent pour eux de « salope » , de « pétasse » . Laissons-les à leurs fantasmes et à leur « colère ». À douze ans, Lolita séduit M. Humbert Humbert. À moins que ce ne soit l’inverse. À moins que ce ne soit réciproque. Depuis le succès mondial du roman, une « lolita » est devenue l’équivalent de nymphette, on l’emploie pour ces très jeunes filles même pas en fleur, encore en bouton… On y adjoint aussi, c’est vrai, une certaine perversité (mais qui croit encore à l’innocence enfantine, hors les vieux gâteux ? Il me semble même qu’on parle, depuis Freud et sans connotation morale, de la « perversité polymorphe » de l’enfant, ou si je me trompe ?), celle de cette Agnès, vous savez, dont «  le petit chat est mort » . Il est des hommes que cette jeunesse extrême et passablement ambiguë attire puissamment – ce n’est pas mon cas ! Je serais davantage troublé, voyez-vous, par l’Origine du monde…  –, et Polanski est de ceux-là.

Est-ce de la pédophilie ? Rappelons que les psychiatres américains qui l’ont examiné pendant sa détention provisoire au moment des faits ont clairement conclu que non. Autrement dit, le cinéaste n’est pas attiré par les petits n’enfants, ce n’est pas un Dutroux : ce qui provoque (provoquait) son trouble, c’est la femme qui perce sous l’adolescente. C’est l’adolescente qui joue à la femme. Qui va se maquiller, s’habiller (et se dénuder) comme une femme. Qui va se prêter au jeu ambigu de la séduction pour amateurs de photos « de charme » Et qu’on va « mettre sur le marché » du charme : on peut aussi s’interroger sur le comportement des parents, non ? [^4].
Il me semble qu’on est là dans l’épure du drame qui s’est joué dans le jacuzzi de M. Nicholson (si j’ai bien compris) entre les deux protagonistes de « l’affaire Polanski ».

Quitus

Beaucoup d’entre vous, donc, n’acceptent pas qu’on puisse faire porter à la jeune Samantha (et/ou à sa mère) une once de responsabilité. Et c’est un fait que la tenue ou le comportement des femmes ont souvent servi d’argument aux agresseurs sexuels pour dédouaner leur responsabilité.
Mais dire qu’un homme de quarante ans ait pu être troublé par une gamine de 13 ans (14, à un mois près) qui joue à se faire les griffes – quel éducateur ne s’est jamais trouvé confronté à ce type de situation ? – ne l’exonère en rien de sa responsabilité d’adulte. Je ne donne pas quitus à Polanski en écrivant qu’il est des limites à l’ingénuité. Je suis toujours dans le registre des circonstances atténuantes qui, que je sache, ne sont pas synonymes d’innocence : elles sont même exactement l’inverse, puisqu’elles ne peuvent accompagner, par définition, que la culpabilité !
On pourrait même, à la limite, me reprocher de fouler la présomption d’innocence…

Débat

Restons-en là : je vous renvoie, pour finir, à deux prises de position contradictoires, qui émanent de deux femmes – l’une et l’autre estimables et féministes.
La première est Mona Chollet, dans une chronique de Périphéries, intitulée le Soliloque du dominant, qui pose la question de la « réciprocité du désir » et m’interpelle : « Au nom de quoi une jeune fille ou une femme qui poserait pour un photographe, même seins nus, est-elle censée avoir signé aussi pour passer à la casserole si elle n’en a pas envie ? Le problème, avec le refus de la loi du plus fort, c’est qu’il exige des positions un peu tranchées : soit il est affirmé, et il interdit les demi-mesures, soit on lui tolère des exceptions, et on voit alors immanquablement des décennies d’acquis féministes, voire simplement progressistes, se barrer en sucette. »
La seconde est de Judith Bernard, chroniqueuse chez Daniel Schneidermann (et prof, si je ne m’abuse) : « “A treize ans, il ne peut pas y avoir de consentement”. Point final. Pour la justice, peut-être (la justice a sans doute besoin de ces frontières bien étanches). Mais pour l’expérience, pour la vie réelle, pour le ressenti vrai, dans ses nuances, ses paradoxes et ses complexités, allons : souvenez-vous de vos treize ans, ou de ceux de quelques camarades si vous-même étiez plutôt du genre flippé retardataire. En toute sincérité : qu’en est-il vraiment ? Alors pour l’affaire Polanski-Geimer, et la question du degré de consentement, il n’y a qu’eux deux qui savent (et encore), et nul n’a plus son mot à dire dès lors qu’en retirant sa plainte, l’ex-plaignante a considéré qu’aucun tiers ne devait plus se prononcer sur la question. »

Diantre, un bien beau débat, comme on aimerait en voir plus souvent !

[^2]: Un exemple dans le dernier courrier des lecteurs, la lettre de Dominique Muselet, que « je dégoûte ». On ne dira pas que ce journal – il a raison – escamote la critique !

[^3]: Partout où j’ai sévi : je me souviens d’engueulades avec Claude Perdriel au Matin de Paris où je faisais passer des lettres très critiques – dont une qui disait : « Votre canard, c’est le Poing et la Rolls ! » – qui ne lui plaisaient guère !

[^4]: Il se trouve, pur hasard, que Le Monde de ce week-end du 25-26 octobre publie dans ses pages culture, à propos d’une exposition du photographe américain Richard Prince, une photo signée dudit de la petite actrice Brooke Shields (héroïne du film de Louis Malle La Petite en 1972, elle avait douze ans), alors plus jeune encore : dix ans. La fillette apparaît maquillée, posant nue, le corps huilé, dans un bain de vapeur. Cette photo, censurée par la police britannique, a été remplacée au dernier moment par une autre photo du même auteur et de la même actrice, dans une pose voisine, mais à 40 ans… Comme dit Le Monde (qui précise que le cliché censuré a été exposé maintes fois « dans le monde entier sans faire de vagues ») et qu’il vaut une fortune : « Cet épisode traduit le climat actuel autour de la pédophilie appliqué au monde de l’art. »

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes