Aux grands hommes, etc.

Bernard Langlois  • 12 novembre 2009 abonné·es

Cent ans

On avait fini par le croire immortel pour de vrai. Il ne l’était pas. Avoir vécu cent ans n’a plus rien d’exceptionnel de nos jours. Avoir vécu cent ans en pleine possession de ses moyens intellectuels est déjà plus rare. Cent ans est, de toute façon, un âge raisonnable pour passer l’arme à gauche, on ne va pas pleurer. Combien de vies fauchées dans la fleur de l’âge, de Mozart assassinés ?
Oui, mais Claude Lévi-Strauss était «  un contemporain capital » , pour reprendre le mot de Malraux. Et quoi qu’on en ait, l’annonce de sa mort provoque une émotion, comme un sourd chagrin. Même quand, comme moi, on n’entend pas grand-chose à ce qu’on a appelé « le structuralisme », dont on nous a appris qu’il était, en quelque sorte, le grand maître (et dont on nous dit aussi qu’il serait passé de mode).
Claude Lévi-Strauss est mort, je n’ai quasiment rien lu de lui (j’avoue, j’ai honte…), hors Tristes Tropiques – j’allais dire comme tout le monde – et il y a bien, bien longtemps.
Et avec ça, de vagues souvenirs d’apparitions (rares) télévisées ou d’entretiens ici ou là : c’est du reste une des bonnes choses qui résulte de la mort d’un grand bonhomme, qu’elle donne l’occasion de le revoir sur les écrans, comme un îlot d’intelligence dans l’océan des vulgarités ordinaires. Retrouvez-le donc dans cette émission spéciale de Bernard Pivot  [^2]
, où il s’exprime dans une langue claire et précise, diction parfaite et regard qui pétille de malice derrière les grosses lunettes d’écaille à l’ancienne.
Ce doit être ce qu’on appelle un « humaniste », non ?

Dévergondé

Mais, alors, un humanisme bien tempéré par un pessimisme radical. Il détestait le monde moderne et ce nivelage imbécile qu’impose la mondialisation (il disait quelque part qu’on allait au bout du monde pour y trouver le même aéroport, le même paysage urbain, les mêmes enseignes qu’on venait de quitter…) ; il abhorrait cette civilisation du profit, du paraître, cette société de casino ; il n’était pas loin de penser, et bien avant que l’écologie soit « tendance » , que l’homme est à lui-même son pire ennemi et qu’en détruisant avec une application démente la nature où il vit, il finira par se détruire lui-même.
On lui en a fait procès. Il s’en défendait : « On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création. »
« J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction
  [^3]. » Que n’aurait-il « posté », grands dieux, sur ce blog ouvert par M. Besson, le ministre des Expulsions, pour discutailler de l’identité nationale !

À ce grand voyageur qui disait avec humour détester les voyages, sûr qu’on ne tardera pas à en envisager pour lui un dernier : celui qui va du petit cimetière bourguignon (où il fut enterré avant même l’annonce publique de sa mort) à cette place du Panthéon, en cette crypte où reposent « les défunts de conséquence » , comme se moquait Brassens. « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante »  : Lévi-Strauss y a assurément toute sa place. Pas sûr qu’il en apprécierait les pompes.

Sondage

De même se défiait-il de la politique, qu’il n’abordait plus, après des engagements de jeunesse à la SFIO (nettement plus à gauche à l’époque que le PS aujourd’hui), qu’avec des pincettes.
J’ignore s’il a eu l’occasion de prendre connaissance des difficultés que rencontre notre président vibrionnant à mi-mandat : elles l’auraient sans doute fait rire. Comme l’aurait amusé ce sondage imbécile portant (déjà ! On n’a pas fini d’en avaler) sur la prochaine présidentielle, et qui donne Sarkozy battu par… Strauss-Kahn.
Un Strauss chasse l’autre. On a les grands hommes qu’on peut.

Effet pervers

Et qu’aurait-il pensé de cette overdose commémorative de l’écroulement du mur de Berlin ? Certes, l’événement était de taille, et ce qui s’ensuivit. Mais toute cette dégoulinade ! France 2 nous avait donné un documentaire bien ficelé de Patrick Rotman, n’était-ce pas suffisant ?
L’effondrement de l’URSS et de son empire ne peut laisser de regrets à des hommes de gauche, tant le projet d’une société d’égalité et de justice porté par le socialisme « réellement existant » avait été dévoyé. Mais je suis de ceux qui pensent que cette bonne chose a eu un terrible effet pervers : celui de permettre un épanouissement toujours plus arrogant du système adverse, qu’il contenait en quelque sorte – dans les relations internationales, mais aussi dans chaque pays où existait un parti communiste et des syndicats puissants, avec le rêve vivant d’un modèle alternatif –, qu’il contraignait à un minimum de prudence dans sa gestion des biens et des hommes. Il existait un rapport de forces, il s’est effondré lui aussi. Le capitalisme désormais sans rival, donc sans crainte, s’est complètement débridé, est devenu une sorte de dictature où les plus faibles sont impitoyablement broyés. Et dans chacun de nos pays « démocratiques », la bourgeoisie se pavane et se goinfre dans une déliquescence politique et un avachissement syndical assez désespérants. Et ce n’est pas une (très éventuelle) victoire de Strauss-Kahn qui y changerait quelque chose. Ni même (ce serait déjà un peu mieux) celle d’un Hollande, puisqu’il nous fait savoir dans un récent ouvrage [^4] qu’il sera candidat à la candidature du parti solférinien, un de plus ! Et la gauche de la gauche dans tout ça ? Je préfère n’en rien dire. Et j’admire les amis et camarades qui s’échinent encore à lui dégager un futur.

Naïfs

On l’appelait « Mur de la honte », cette frontière improvisée, bétonnée, fildeferisée, électrifiée, miradorisée, qui coupait en deux l’ancienne capitale du Reich, séparait les familles, emprisonnait tout un peuple.
Des murs, il n’en manque pas d’autres dans le monde d’aujourd’hui, vingt ans après que celui de Berlin a été détruit et que Berlin a retrouvé son statut de capitale de l’Allemagne réunifiée. Il n’en manque pas, qui visent, un peu partout, à protéger les riches de l’irrépressible vague des miséreux qui vient battre à leur forteresse. Mais le plus emblématique, le moins acceptable, celui qui plus qu’aucun autre mérite de reprendre le nom de « Mur de la honte » est assurément celui par lequel l’État d’Israël enferme les Palestiniens dans un ghetto, une prison à ciel ouvert. On a pu constater que, quelles que soient ses bonnes intentions de départ, Obama a déjà canné devant Netanyahou (c’est-à-dire devant le lobby juif américain). Il n’est même plus question d’exiger le gel des colonies, alors le démantèlement ! N’en seront surpris que les naïfs, qui croyaient encore qu’un homme, aussi sympathique et charismatique fût-il, aussi bien disposé, dès lors qu’il grimpait sur le trône de l’hyperpuissance, allait changer la face du monde.
Comme le nez de Cléopâtre !

Boycott

Critique envers tous les monothéismes, notamment la « tradition judéo-chrétienne » (on l’a vu), mais aussi l’islamisme (dont il condamnait le prosélytisme), le juif alsacien agnostique Lévi-Strauss disait à propos d’Israël : « Je me sens concerné par le sort d’Israël de la même façon qu’un Parisien conscient de ses origines bretonnes pourrait se sentir concerné par ce qui se passe en Irlande : ce sont des cousins éloignés. » Ce qui n’est pas, on en conviendra, faire preuve d’un enthousiasme délirant.
J’ignore ce qu’il disait de la politique d’apartheid et d’expansionnisme d’Israël, peut-être rien ? Mais il est douteux qu’un homme qui a tant plaidé pour le dialogue des cultures ait approuvé la conduite d’un État qui ne sait se construire que dans la négation de l’autre, son abaissement et, au bout du compte, son anéantissement. Quoi qu’il en soit, après la reculade (dramatique) d’Obama, il n’est plus qu’une attitude acceptable, me semble-t-il, pour qui veut manifester son soutien au peuple palestinien et œuvrer à l’avènement d’un État dont on lui reconnaît le droit en lui en refusant les moyens, c’est d’adopter l’attitude qui a fini par « payer » en Afrique du Sud : le boycott. Du pays et de ses produits. Avec le risque évident, pour qui défend cette attitude, de subir (une fois de plus, on est habitué) l’accusation d’antisémitisme. C’est ce qui vient encore d’arriver à l’excellent acteur François Cluzet, coupable d’avoir évoqué, sur le plateau de France 2, dimanche dernier [^5], le sort du jeune Franco-Palestinien (24 ans) Salah Hamouri qui croupit dans les geôles israéliennes depuis quatre ans sur une accusation de « terrorisme », alors qu’il s’était seulement élevé contre les colonisations juives dans les territoires occupés. Un autoproclamé « Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme »  (!) a saisi le CSA en accusant l’acteur (et la chaîne) de « désinformation » et d’ « incitation à la haine ».
D’Israël, peut-être bien, nous viendra la déflagration finale. Mais, bah : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. » (C. L.-S., Tristes Tropiques ).

[^2]: Une émission « Apostrophes » de 1984. On la trouve sur le site de l’INA.

[^3]: Extrait d’une interview au Monde de 1979, republiée dans le cahier spécial d’hommage du 9 novembre.

[^4]: Droit d’inventaires, entretiens avec Pierre Favier, Seuil, 395 p., 20 euros.

[^5]: De mère française et de père palestinien, Salah Hamouri conteste les faits et se déclare seulement sympathisant du FPLP. Il a été arrêté lors d’un contrôle d’identité à un checkpoint le 13 mars 2005. Aussitôt conduit en prison, et après trois ans de préventive, il accepte, en avril 2008, la proposition du procureur militaire israélien de « plaider coupable » afin d’atténuer sa condamnation. Il écope ainsi de sept années de prison (au lieu de quatorze dans ce cas de figure). En France, un comité national de soutien a été mis en place en octobre 2008. (source : Emmanuel Beretta, Le Point.fr.) Cf. aussi :

Edito Bernard Langlois
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