Nach Berlin !

Bernard Langlois  • 19 novembre 2009 abonné·es

Michelot

Une anecdote en forme de clin d’œil à mes condisciples de l’ESJ (École supérieure de journalisme) de Lille dans les années 1960 : aucun d’entre eux n’a oublié Michelot, j’en suis sûr. Jules Michelot, personnage fabriqué de toutes pièces par quelques esprits facétieux et vite devenu mythique, bien au-delà des murs de l’école ; et même de l’université catholique du boulevard Vauban, qui avait alors l’honneur (la corvée ? Nous étions de turbulents jeunes gens, toujours partants pour les pires bêtises, terreurs des parents des pures jeunes filles de la bourgeoisie locale inscrites en fac de lettres…) de nous héberger : La Voix du Nord de l’époque, où nous avions quelques accointances et pas mal d’anciens, ne manquait pas de citer Michelot en bas de la liste des personnalités qui « honoraient de leur présence, etc. » . Michelot superstar. Et sa devise, devenue gimmick : « Tous des cons, comme dirait Michelot ! »
Nous en avions fait le modèle des journalistes, l’homme présent sur les coups avant tout le monde. Il avait dépouillé la presse dès l’aube, de l’Herald Tribune au Petit Bleu des Côtes-du-Nord  ; était au courant de tous les potins, le roi du « Kibèzeki », incollable sur les rumeurs d’alcôves et/ou de cabinets, et voyait venir sans coup férir le moindre remaniement ministériel ou la prochaine dévaluation du franc. Était-il vivant ou mort, d’aujourd’hui ou d’hier ? Il était de toujours. Nous avions, en grande pompe et joyeuse procession, inauguré son buste dans un recoin des facultés et vissé la plaque de l’impasse Jules-Michelot (qui menait aux cagoinces)… Et, pour l’occasion, posé un peu partout sur les murs des couloirs des affichettes qui nous paraissaient alors d’un humour irrésistible : « “J’étais sur le radeau de la Méduse”, nous déclare Jules Michelot » , ou « Jules Michelot affirme : “Kennedy, c’est un suicide !” », ou encore : « Exclusif : “Jeanne d’Arc m’a tout avoué avant son supplice : elle était la maîtresse de l’évêque Cauchon”, les révélations de Jules Michelot » , ou « De Gaulle reconnaît : “Mon seul vrai rival, c’est Michelot !” », etc. Il y en avait comme ça plusieurs dizaines. Ah, monsieur, c’est qu’on savait rigoler, à l’époque !
Mais pourquoi diable vous raconté-je ça ? Ah oui ! C’est cette histoire de mur de Berlin qui m’y fait penser. Je crois bien qu’une de nos affichettes disait : « J’étais à Berlin à l’aube du 13 août 1961, c’est moi qui ai posé la première pierre. »
« Tous des cons ! » , comme dirait Sarko.

Le char de l’État

Au fond, ce qui pose problème, ce n’est pas de savoir si notre omniprésident était présent à Berlin le 9 novembre 1989 dès potron-minet armé d’un p’tit piolet fourni par un descendant de Mercader : il semble bien qu’il s’est un peu embrouillé dans les dates, bon. Mais c’est ce que révèle cet épisode assez ridicule sur le bonhomme, sur sa personnalité. Rien qu’on ne savait, notez bien : mais ce que ça confirme du côté immature du personnage. Les Français (une majorité – relative – d’électeurs français) ont porté à la tête de l’État un type qui, certes, n’est pas bête, qui est même plutôt vif du neurone et d’une belle vitalité, mais un type qui n’est pas fini. Un grand gosse gâté-pourri, égocentrique comme c’est pas permis, persuadé d’avoir toujours raison sur tout, d’être le seul capable de mener à bien les projets qu’il lance sur le tapis sans trop savoir pourquoi, quitte à fulminer ( « tous des cons ! » ) quand ils avortent (et ça semble arriver de plus en plus souvent) : c’est la faute « des autres ».
Le seul en mesure de conduire « le char de l’État » qui, comme chacun sait, « navigue sur un volcan » (Joseph Prudhomme).

Abandon

En même temps, cette volonté de tout maîtriser, de tout dominer, de tout conduire s’accompagne sur le plan affectif d’une sorte de manque, comme un syndrome d’abandon. Il veut qu’on le craigne, qu’on s’incline, qu’on lui obéisse en tout ; mais il veut aussi qu’on l’aime, ce petit bonhomme-là. Son goût des belles plantes élancées, et surtout le besoin de les exhiber, d’en vanter les charmes ( « Elle est belle, hein ? » ), semble ressortir à ce complexe-là. Comme s’il lui fallait se pincer pour croire à ses bonnes fortunes et être condamné à vivre dans la crainte de les perdre. Le pouvoir est aphrodisiaque, c’est bien connu, et les hommes politiques en profitent sans vergogne ; quand ils sont de surcroît de grands bambins, ils excitent l’instinct maternel de ces dames – avec toujours ce risque que leurs caprices finissent par les lasser. Comme un gosse qui est tout à la fois mégalo et peu sûr, au fond, de lui-même, Nicolas Sarkozy écrit en toute bonne foi, probablement, sa propre légende dorée.
Et finit par se persuader qu’il fut le premier à l’ébrécher, ce foutu Mur.

Bol de Raincy

Ne me dites pas que je fais de la psychologie à deux balles, je le sais bien, et ça m’amuse. Ce journal est bien assez plein de choses sérieuses et graves pour qu’on se distraie un peu en fin de course. On est encore en République, non ?
Enfin, j’espère. Peut-être que M. Raoult, pour peu que ces lignes lui tombent sous les yeux (et au cas où il saurait lire, ce que j’ignore) va me faire avaler de force un bol de Raincy pour m’apprendre le devoir de réserve ? Peut-être que M. Lefebvre va tirer sur sa laisse et m’aboyer aux chausses jusqu’à attirer l’attention de la Justice, qui me poursuivra de sa vindicte pour offense au chef de l’État ? Peut-être que M. Bertrand va me faire signer sous la menace une assurance-vie avec une carte d’adhésion à l’UMP ? Et va savoir s’il ne reste pas de la place sur le croc de boucher où gigote déjà, pantelant, M. de Villepin ?
Ce pays devient dangereux, je vous assure. J’envisage de déménager à Berlin.

Mahatma Chirac

Donc, je plaisante. On plaisante beaucoup, dans la vie politique – ça permet de faire passer en douce les mauvais coups, qui toujours tombent sur les plus faibles (le dernier en date, les retenues fiscales sur les indemnités des accidentés du travail, par exemple), ou les mauvaises actions (ce débat sur l’identité nationale au parfum délicieusement pétainiste).
M. Pasqua adore plaisanter : il convoque le ban et l’arrière-ban journalistique en promettant des révélations à ébranler la République et se contente de répéter ce qu’il a déjà dit cent fois : Chirac et Villepin savaient (bon : ce n’est pas non plus la première fois que M. Pasqua avance jusqu’aux rives du Rubicon pour y pêcher à la ligne). M. Chirac lui-même
– le saint homme – adore plaisanter, et si ses Mémoires  [^2] se vendent aussi bien qu’on dit, c’est qu’on croirait presque un recueil de blagues de comptoir, si, si, je vous assure ! Exemple, parmi plein d’autres : il raconte (p. 43) avoir découvert dans un livre de Gandhi ( Young India ) une liste de ce que le Mahatma considérait comme « les sept péchés sociaux ». Liste que Chirac dit avoir recopiée, «  déterminé à ne jamais les oublier dans la conduite de [sa] propre vie. » Pour vous dire comme Papy Jacquot a le sens de l’humour, voici la fameuse liste : «  La politique sans principes./ La richesse sans travail./ Le plaisir sans conscience./ La connaissance sans caractère./ Le commerce sans moralité./ La science sans humanité./ L’adoration divine sans sacrifice. »
Si ce n’est pas lui le meilleur, hein !

Poilade

On sait plaisanter aussi à gauche, faut pas croire. Au PS, la dernière à faire se gondoler les militants, c’est cet impromptu de Dijon que la Pimprenelle du Poitou vient de servir aux carpes et aux lapins invités par Peillon (l’ex-lieutenant de Royal) à débattre gravement de l’École. Voyons donc : une nouvelle majorité se forge sous nos yeux, qui vise à réunir PS-Verts-bayrouistes et un raton-laveur (Robert Hue), tous préoccupés par la question scolaire, il va sans dire. Or, cette ébauche de rassemblement, déjà esquissée sans elle à Marseille, est précisément le projet politique de l’ex-candidate à la présidence de la République et qui entend bien l’être à nouveau ; et l’on voudrait se passer d’elle, au sein même de son propre courant ? Pas de ça Lisette ! Fessée à Peillon. Et grosse poilade dans les autres courants du parti, qui ne tiennent ensemble que par leur commune détestation de Ségolène.
Maintenant, reste une question, qui n’est pas une plaisanterie : ce bon Pierre Bergé, qui tient les cordons de la bourse à Désirs d’avenir, il va choisir qui, au bout du compte : la Princesse ou son lieutenant félon ?

Casses

Et tiens, pour finir, un autre champion, Jacques Attali. Dans sa dernière chronique de L’Express , il traite des deux récents casses non-violents qui ont fait les gros titres de l’actualité : celui du convoyeur de Lyon (11 millions d’euros, dont la plus grosse part a été retrouvée), encore en cavale au moment où Attali écrivait, et celui du postier de Marseille (1 million d’euros), et note comment ils ont déclenché dans l’opinion « une sorte de jubilation collective » (observation qui me paraît exacte).
Le chroniqueur analyse les raisons de cette sympathie populaire pour les deux marlous et juge cet « incroyable engouement, véritablement planétaire, révélateur de l’air du temps » . Sans doute, et je vous laisse juge de ses arguments exposés – eux aussi – en sept points [^3]. Pour seulement mettre en valeur le septième, qui porte sur « la nécessité de recréer une légitimité du rapport à l’argent, à la richesse, à la fortune, qui devrait pouvoir être considérée comme juste lorsqu’elle est gagnée de façon utile à la société, et montrée du doigt lorsque celui qui l’accumule n’apporte aux autres que son regard narquois sur leur vulnérabilité ».
Voilà qui est bien dit et suscite chez moi trois questions :
1- M. Attali pourrait-il, tant qu’on y est, nous préciser quel est l’état de sa fortune personnelle ?
2-M. Attali estime-t-il que ses différentes fonctions de conseiller des puissants, de banquier, de facilitateur de marchés d’armement, d’essayiste assez fortement soupçonné de (et poursuivi pour) plagiat, et que sais-je encore, ont été « utiles à la société » au point de justifier cette fortune, supposée coquette ?
3- M. Attali, en son miroir, ne se trouve-t-il pas le « regard narquois » ? Je vous dirai si j’ai une réponse, ce dont je doute.

Mais dites-moi, M’sieur Besson, si c’était ça surtout, et d’abord, l’identité nationale ? Une capacité à se foutre de la gueule du monde en toute impunité en zieutant les pauvres gens « d’un regard narquois »  ? Et au bout du rire, quand, tout bien considéré, on n’est pas dupe, qu’on voit en face la réalité assez ignoble que les puissants et les nantis s’efforcent de dissimuler en couvrant de boutades (de Dijon ou d’ailleurs) ces pauvres cons d’administrés, si ce n’était pas la colère et le dégoût qui s’imposaient ? Et du coup, comme une Marie N’Diaye, l’envie de fuir ? Peut-être, à tout prendre, que mieux vaut l’esprit de sérieux germanique au sordide enrobé de rigolade…
Nach Berlin ? Oui, bof… Même pas sûr qu’il reste une corde à linge sur la ligne Siegfried.

pol-bl-bn@orange.fr

[^2]: Chaque pas doit être un but, Mémoires (tome I), Jacques Chirac, NiL, 500 p., 21 euros.

[^3]: « Des voleurs bien sympathiques », Jacques Attali, L’Express du 12 novembre.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes