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Denis Sieffert  • 28 janvier 2010 abonné·es

C’est un Nicolas Sarkozy grave que les Français ont découvert lundi soir. Pas de rire carnassier, de dodelinement de la tête, pas ou peu de cette rhétorique bravache qui retourne à l’envoyeur sa question ( « Que diriez-vous, Jean-Pierre Pernaut, si je… » ). Visage lisse, expressions minimalistes, voix contenue, sans éclat, le président de la République était le douzième Français au milieu du panel que lui avait sélectionné TF 1. Même la mise en scène reflétait ce parti pris d’humilité. La jeune femme au chômage, l’ouvrier CGT, le jeune de banlieue, l’agricultrice qui produit à perte, l’infirmière des urgences, le retraité à 410 euros par mois, l’entrepreneur routier victime de la concurrence européenne, le prof en lycée technique, précarisé, et le chef de l’État, «  dont le métier n’est pas facile non plus, croyez-moi ! » , étaient au coude à coude, serrés autour de modestes guéridons de cuisine. Même Jean-Pierre Pernaut s’était mis au diapason. On a cru rêver quand on a entendu le champion des « usagers en colère » faire l’apologie de la lutte syndicale («  C’est grâce au combat syndical que votre entreprise n’a pas fermé » , a-t-il concédé en guise de présentation au militant CGT). Pour un peu, on n’aurait pas été étonné de voir le présentateur du 13 heures déboucher un petit vin de soif et offrir de la cochonnaille à ses invités. Il fallait non seulement être à l’écoute des Français, mais être parmi eux, comme eux. Bling-bling avait enfilé le bleu de chauffe. Loin du Fouquet’s et du yacht de Bolloré.

Et sur le fond, me direz-vous ? Sur le fond, rien. Un exercice archiconvenu qui consistait à écouter avec componction le récit de l’injustice et de l’âpreté des temps de crise, puis à montrer à l’aide de deux ou trois chiffres que le dossier était connu. Nicolas Sarkozy avait appris pour la circonstance le coût de production du litre de lait, les effectifs délocalisés de Renault, le nombre de chômeurs à bac + 5, pour mieux riper ensuite vers un discours idéologique, grossièrement libéral. Le « travailler plus pour gagner plus » à toutes les sauces. Ou encore : «  Je trouve normal que M. Bill Gates gagne bien sa vie. » On ne pouvait qu’être perplexe quand on entendait, après quelques formules compassionnelles, le Président dire à la jeune chômeuse qu’il ne fallait pas d’assistanat mais relancer l’emploi par la croissance. Si les apparences ont été sauves (aucun des Français du panel TF 1 n’a vraiment mis Nicolas Sarkozy en difficulté, ne serait-ce que parce que la cadence imposée à l’émission interdisait tout droit de suite), le subterfuge n’en risque pas moins de se révéler dangereux à terme. On connaît la faiblesse de Nicolas Sarkozy : c’est la fuite en avant. À 30 et quelque pour cent dans les sondages, l’homme a beaucoup promis. «  Je n’accepte pas ce système » (les délocalisations dans l’automobile) ; « Si j’y suis obligé, je passerai par la loi » (le partage un tiers, un tiers, un tiers entre salaires, investissements et profits) ; «  Le chômage, ça ira mieux dès cette année »  ; « Je ne laisserai pas mourir l’agriculture française »  ; « Je garantirai le pouvoir d’achat des retraités » , « J’assurerai la pérennité du système » … J’en passe, et des meilleures… Autant d’engagements, dont certains hautement fantaisistes ( « On va rééquilibrer la concurrence » ), pourraient lui revenir en boomerang. Si ses adversaires avaient un jour de la mémoire. Les mauvaises langues diront que tout sonnait faux. La preuve : lorsqu’il a affirmé qu’il ne pensait jamais à sa réélection, Nicolas Sarkozy a eu les mêmes accents de sincérité. De quoi éveiller les soupçons. Et puis, deux heures de monopole télévisé pour circonvenir l’opinion, en démocratie, c’est beaucoup.

À nos lecteurs

Vous l’apprendrez à l’autre bout de ce journal : Bernard Langlois tire sa révérence. Il le dit joliment mais fermement. Ce n’est surtout pas une surprise pour moi, à qui Bernard a, maintes fois, confié sa lassitude. Ni même pour les plus attentifs d’entre vous, puisqu’il avait annoncé en septembre qu’il mettrait un point vraiment final à son bloc-notes l’été prochain. Cette jouissive lecture nous est seulement retirée un peu plus tôt que prévu. Cela pour des raisons que Bernard explique fort bien dans ces ultimes feuillets. Inutile de dire que nous avons essayé de le convaincre de prolonger encore quelque temps. Mais il n’est ni Maurice Chevalier (lequel a quitté la scène disons un certain nombre de fois définitivement…), ni Jacques Delors (jadis surnommé « Retenez-moi ou je démissionne ! »). Sa résolution est donc entière. Nous la comprenons d’autant mieux qu’il nous arrive plus souvent qu’il le pense de partager ses sentiments par rapport au monde qui nous entoure. Il n’est donc pas l’incarnation du pessimisme quand nous autres – le reste de l’équipe – serions l’optimisme même. Il n’est pas le doute face à nos certitudes bétonnées. Les doutes qu’il exprime sont souvent aussi les nôtres. Il ne puise donc pas sa légitimité seulement dans l’histoire de Politis , dont il est l’un des fondateurs, ou dans la richesse de cette écriture si personnelle, rustique et limpide, qui coule comme une évidence ; il tient sa légitimité avant tout de ce qu’il exprime une part profonde de nous-mêmes et de nos lecteurs. Il peut arriver que le scepticisme désenchanté qui semble l’éloigner parfois de notre équipe, en vérité, l’en rapproche.

Mais une autre forme de lassitude – qu’il invoque – est, à nos yeux, moins discutable encore : celle que l’on éprouve devant l’exercice contraint. Devoir commenter une prestation télévisée de Sarkozy, par exemple, quand on sait que tout n’est que faux-semblant et galéjade… On comprend que Bernard n’ait plus très envie de formater ses élans et de les consigner chaque lundi à heure fixe. Pour autant, on ne l’imagine pas silencieux, privé de coups de gueule, ou de coups de cœur. Alors, profitons-en ! Et c’est la bonne nouvelle de cet interminable « pied d’édito » (aussi long que l’édito lui-même, mais le sujet le vaut bien !).

D’ici à deux semaines, Bernard ouvrira son blog sur le site de Politis . Irrégulier et aléatoire, comme il se doit. Libre dans le fond, et libre dans la forme. Nous lui ferons écho dans ce journal. Histoire d’entretenir ce lien très particulier avec « Fernand ». Un blog-notes, en quelque sorte.

Retrouvez l’édito en vidéo

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 6 minutes