Une démocratie infirme

Denis Sieffert  • 4 février 2010 abonné·es

Dans la démocratie de nos rêves, celle qui n’existe pas, ce devrait être un grand et beau débat de société. Aux antipodes des racolages populistes sur l’identité nationale ou la burqa. Le dossier des retraites nous interpelle sur à peu près tous les aspects de nos rapports sociaux : solidarité ou individualisme, temps de travail, justice sociale, répartition des richesses… Et, paradoxalement, c’est un débat qui concerne en premier lieu la jeunesse. Ce sont les choix de vie des jeunes générations qui sont en cause. Et la définition des principes qui présideront à l’organisation de notre société pour les décennies à venir. Quelque chose qui nous éloigne de Georges Frêche et de l’affaire Clearstream… On devrait donc se réjouir lorsque Nicolas Sarkozy promet pour les prochains mois un « rendez-vous capital » , une réflexion « sans tabous » sur le dossier des retraites. Ce pourrait être l’annonce d’un moment privilégié de démocratie. Mais on ne se réjouit pas. On a même tout lieu d’être inquiet. Nous sommes trop habitués au détournement des mots.

En fait de grand débat, c’est une contre-réforme que le président de la République espère nous imposer à la hussarde avant l’été. En fait de débat, c’est plutôt un combat auquel il nous faut nous préparer. Car Nicolas Sarkozy veut surtout conduire l’opinion là où il a décidé qu’elle devait aller. Là où Laurence Parisot aimerait tant nous mener. À cela près que la présidente du Medef affiche clairement ses objectifs : il s’agit, dit-elle, de « dynamiser notre régime de capitalisation ». Sarkozy ne le dira jamais ainsi.

Or, le moins que l’on pourrait espérer d’un véritable débat démocratique serait que l’on nous expose tous les éléments du choix. À l’inverse, le porte-parole de la droite se gardera d’avouer que son projet vise en vérité à réduire encore une fois le taux des pensions de retraite, comme la réforme de son ami Édouard Balladur y était parvenue en 1993. Il affirmera même tout le contraire. Il prétendra s’interdire cette solution d’économie trop facile. Les économistes (voir notre dossier) savent cependant que repousser l’âge légal de la retraite quand l’âge réel ne bouge pas (il est aujourd’hui de 59 ans) a pour conséquence évidente de diminuer les pensions. Et pour effet à peine moins visible de favoriser des systèmes d’assurance privée rendus nécessaires pour compenser la baisse des retraites. Jusqu’à ce que, peu à peu, le régime par capitalisation prenne le dessus et marginalise le système par répartition. Sans jamais que les mots que seule Mme Parisot prononce aient été repris par un membre du gouvernement ou un quelconque président de la République. La manœuvre sera belle si le déni est total. On aura alors changé de philosophie politique et la nature profonde de nos rapports sociaux sans que cela soit jamais dit. Un autre subterfuge est consubstantiel au dogme néolibéral. Il s’agit de nous convaincre qu’il n’y a pas d’alternative au report de l’âge de la retraite. Les arguments de bon sens sont, comme on sait, la spécialité de Nicolas Sarkozy. Il s’emploiera à nous persuader qu’il n’y a pas une once de politique là-dedans.

Tous les petits soldats du sarkozysme sont mobilisés pour nous égarer : « Ce n’est pas une affaire de droite et de gauche » , répète à l’envi Xavier Bertrand. Nous serions tout juste invités à prendre acte des évolutions démographiques. Nous vivons plus vieux, il nous faut donc travailler plus longtemps. Monsieur Prudhomme n’aurait pas parlé autrement.
Or, nous savons que si l’argument démographique se vérifie quand on ne touche à rien par ailleurs il tombe si l’on touche à la répartition des richesses en augmentant, par exemple, la part de la cotisation patronale, ou si on élargit l’assiette des cotisants en fouillant dans le maquis des exonérations fiscales, ou encore si l’on réduit le chômage. Mais tout cela, c’est évidemment l’angle mort du débat. Toucher à la répartition des richesses, voilà le tabou ! Et il ne manque pas dans nos journaux d’économistes pour apporter spontanément leur expertise à cet argumentaire borgne présenté sous forme de dilemme : ou travailler plus longtemps, ou gagner moins. Dans tous les cas, c’est le salarié qui trinque ! M. Proglio (prenons ce brave homme comme symbole et surtout pas comme objet d’une quelconque vindicte personnelle !) n’est jamais dans le coup.

Toute cette part d’ombre, c’est évidemment à la gauche de l’éclairer. La réforme des retraites, « ce sera le marqueur du quinquennat », fanfaronne déjà le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant. Ce sera un marqueur aussi pour la gauche. Le ralliement de Ségolène Royal au sarkozysme sur le dossier du temps de travail pendant la campagne de 2007 nous avait laissé un goût amer. Comme le franchissement d’un point de non-retour. Le pas de clerc de Martine Aubry sur l’âge légal de la retraite ne rassure pas vraiment.

P.-S. : Chères lectrices, chers lecteurs, n’oubliez pas l’AG de votre association « Pour Politis » ce samedi (voir page 27).

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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