Conjurer l’apartheid écologique

Jean Gadrey  • 20 mai 2010 abonné·es

Parmi les scénarios à hauts risques liés à la crise écologique et sociale, le plus probable n’est pas celui de l’extinction de l’espèce humaine en cas d’emballement monstrueux de la machine climatique. C’est celui que Benjamin Dessus nomme « l’arche de Noé de l’apartheid climatique ». Confrontés à la marée humaine des réfugiés climatiques, des réfugiés de la pénurie d’eau et de terres, des réfugiés de la misère, les plus riches chercheraient, police et forces armées à l’appui, à se préserver un espace écologique de qualité là où c’est possible, en s’entourant de murs de toutes sortes.

Improbable ? Peut-être, sauf que cela existe déjà. Pas pour le climat, mais pour la sécurité. Or, ces deux questions seront de plus en plus liées. La crise écologique, en multipliant les exclus et les affamés, produira une crise mondiale de la sécurité si elle n’est pas résolue. J’étais passé il y a vingt ans près de Sun City, à Phoenix (Arizona). Créée il y a quarante ans, c’était l’une des premières villes ceinturées, inaccessibles sauf en montrant patte blanche, terme ici approprié car il n’y avait pas de Noirs (0,1 % en 2000…). En tout, 38 000 personnes dans l’enclos, avec tout ce qu’il faut pour vivre « décemment », golf compris, et de hauts murs d’enceinte.

Ce parfait modèle de ségrégation urbaine s’est étendu dans le monde sous le nom de gated communities  : des villes ou quartiers dont l’accès est contrôlé et l’espace public privatisé. Dix millions d’Américains y vivent. Des ghettos de riches à quelques encablures de ghettos de pauvres, eux aussi presque inaccessibles, y compris à la police. L’espérance de vie dans les premiers dépasse d’environ vingt ans celle qui a cours dans les seconds.
Un scénario de gated communities écologiques à grande échelle ne semble désormais plus impossible comme « solution mondiale » à la crise écologique et sociale, s’il n’est pas mis un terme au pouvoir de ceux que Susan George [^2] nomme « la classe de Davos ».

Ce risque à conjurer est aussi celui de guerres écologiques et climatiques. Car les gated communities , actuelles ou à venir, ont une énorme empreinte écologique par habitant. Les privilégiés ne peuvent donc se contenter des ressources naturelles de leurs espaces de vie. Ils doivent aller les chercher chez les autres. Par le commerce (d’où l’OMC, à rebaptiser Organisation du commerce injuste), par la corruption, et sinon par la force. Des guerres de ce type sont d’autant moins improbables qu’elles existent déjà. Susan George en propose une analyse excellente dans son livre. Elle développe entre autres le cas de l’eau, mais on sait bien que l’invasion du Koweit puis celles de l’Irak et de l’Afghanistan n’avaient pas pour motif la défense des droits humains mais le pétrole et le gaz. Le culte de la croissance quantitative est pour beaucoup dans ces guerres. On invente n’importe quelle menace pour assurer par la force l’approvisionnement des plus riches en ressources « stratégiques pour la croissance », localisées sur les territoires des plus pauvres.

Une autre voie est possible, à l’opposé de celle de la classe de Davos, de sa finance folle, de l’apartheid écologique mondial et de ses guerres. Partout, des acteurs s’organisent solidairement, produisent sur un mode coopératif, participent à des échanges fondés sur la gratuité et la réciprocité, militent pour l’égalité des droits de bien vivre, pour de vrais services publics et des biens communs, pour contraindre l’égoïsme, contre la logique délétère du « toujours plus de quantités ». Ils peuvent nouer des alliances, en particulier sur les territoires, puis au-delà. Ils peuvent trouver des alliés dans de grandes institutions.
La crise, si douloureuse soit-elle pour beaucoup, attire l’attention sur ces idées et ces alternatives. Il n’existe pas d’autre issue que l’action collective coordonnée de toutes ces composantes de la société civile mondiale qui placent au premier plan la solidarité et la démocratie vivantes, du local à l’international. Cela fait beaucoup de monde, et beaucoup de forces militantes, et il faut encourager partout leur… croissance.

[^2]: Leurs crises, nos solutions, Albin Michel, 2010.

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