Rassemblements en tout genre

Denis Sieffert  • 20 mai 2010 abonné·es

Nous avons été gavés au cours des derniers jours d’images de foules compactes emplissant nos écrans de télévision décidément trop petits pour embrasser ces marées humaines. Ils étaient cinq cent mille à Fatima pour accueillir Benoît XVI, pourtant plus réactionnaire et homophobe que jamais [^2]. Mais, puisque nous acceptons de porter un regard disons anthropologique sur les pèlerinages musulmans, il nous faut bien chausser les mêmes lunettes interrogatives quand il s’agit de chrétiens portugais. Point de raillerie, donc, ni de condamnation pour cette multitude, mais une grande perplexité. Et, ici comme ailleurs, on ne peut s’empêcher de penser que beaucoup de souffrances sociales se cachent derrière cette quête d’absolu, et cette crédulité devant un discours aussi rétrograde.

Les images d’une autre « grand-messe » (ici, il faut mettre des guillemets) nous sont parvenues, dimanche, de Marseille. Là, les évanouissements n’ont pas été la conséquence de je ne sais quelle hallucination mystique, mais de bonnes vieilles grenades lacrymogènes expédiées – ironie du sort – sur des soudards eux-mêmes lanceurs de fumigènes. « On a gaaagné ! » , criait la foule qui fêtait son équipe de football, championne de France. Ils étaient tout de même cinquante mille. Preuve que Didier Deschamps n’est pas le pape. Mais cinquante mille tout de même, ce qui fit dire au maire, Jean-Claude Gaudin, qu’ils étaient « plus nombreux qu’à la Libération » . Moyennant quoi l’édile semblait en tirer une réelle fierté. La cause n’était-elle pas plus noble qu’une victoire sur le nazisme ?

Mais, sans doute, sur le Vieux-Port comme à Fatima, cette liesse immense sert-elle de substitut à autre chose d’indéchiffrable. Est-ce l’aveu d’un ennui tenace ? L’affirmation d’une appartenance communautaire pauvre mais rassurante en ces temps de crise ? Et ce n’est pas un contempteur du football qui parle. À propos de rassemblements, ce n’est pas fini. J’ai gardé pour la fin d’autres foules vues et revues en fin de semaine dernière en direct de Metz ou de Nantes. Ici, point de pape, et point d’orgueil sportif (les deux clubs de foot ne brillent guère…). Pas de trophée clinquant, pas de démagogue en chasuble, pas de transcendance… Mais alors quoi ? Eh bien, nous, et rien que nous ! Un « nous » immense et communicatif. Il s’agit, vous les avez reconnus, des fameux « apéros » Facebook. Sauf que des apéritifs sans alcool n’ont guère de saveur. D’où l’échec du rassemblement du Mans, dont le préfet avait banni vins, bières et autres liqueurs. Mais à Metz et à Nantes, tous les ingrédients de la fête étaient réunis. Avec les risques inhérents au nombre, puisqu’un jeune homme a perdu la vie en basculant du haut d’une passerelle. On s’y rassembla et on s’y perdit. Certes, à partir d’un certain âge, ces vastes réunions sans objet étonnent. D’abord, parce qu’elles s’organisent autour d’une technologie fascinante et inquiétante à la fois. Le réseau compte, dit-on, quinze millions de membres en France, et quelque quatre cents millions dans le monde. C’est en apparence un merveilleux instrument de convivialité. Les jeunes gens qui répondent à l’appel cherchent à briser le cloisonnement dont le même outil
– Internet – peut aussi parfois être le vecteur.

Pour autant qu’on a pu en juger, ces rassemblements festifs cultivent plutôt la différence. C’est précisément le mélange qui fait le charme de ces instants. Et l’imprévu de la rencontre. C’est le plaisir du brassage et de toutes les mixités. Ils ne sont donc pas aussi dépourvus de contenu que cela. Ils traduisent sans aucun doute un besoin de social. Peut-être ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle la « socialité postmoderne ». Quand une génération cherche à retrouver la « dimension du collectif » qui s’est dissous en moins de trente ans dans les valeurs du néolibéralisme. Vous me voyez venir. On rêverait que des rassemblements de cette ampleur aient pour objet la protestation et la résistance sociale. Contre le projet de réforme des retraites, le 27 mai par exemple. Les motifs ne manquent pas. Ou même, plus simplement, le débat, la délibération. La démocratie en somme. Le but ne serait plus la fête, ou plus seulement la fête, mais le forum. D’accord, ce n’est sûrement pas le but recherché par les initiateurs de Facebook, qui tentent par tous les moyens de « vendre » le profil de leurs adhérents à des annonceurs avides de mieux cibler les goûts et les envies d’un marché rendu captif. Et qui pourraient demain, usant de leur monopole, rejeter les sujets de rassemblement qui ne seraient pas assez consensuels à leurs yeux. On peut prévoir que le conflit va s’insinuer jusque dans l’usage de la « machine » Internet. Il faut espérer que l’instrument ait vocation à dépasser ses inventeurs. La Chine et l’Iran en ont déjà interdit l’usage. C’est la preuve par l’absurde que le « danger » existe pour les régimes antidémocratiques. Mais il existe aussi pour les démocraties anémiées qui se meurent dans nos régions. Des trois grands-messes dont je vous ai entretenu, celle qui adore le pape, celle qui vénère Mamadou Niang [^3] et celle de ces jeunes qui aiment la fête, la dernière est assurément la plus prometteuse. Et de toutes les « communautés », puisqu’il n’est plus question que de « communautés », la plus féconde est la dernière parce que ses frontières sont indéfinissables.

Retrouvez l’édito en vidéo.

[^2]: Paradoxalement, le Portugal vient de légaliser le mariage homosexuel. Preuve que Fatima n’est pas le Portugal.

[^3]: Pour les mécréants, Mamadou Niang est le talentueux avant-centre de Marseille…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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