Les patrons aux commandes

Le Medef associe depuis dix ans construction idéologique et stratégie politique. Au point que le programme gouvernemental puise directement dans les préconisations des grands chefs d’entreprise.

Thierry Brun  et  Sylvain Quissol  • 23 septembre 2010 abonné·es

«Ce n’est qu’un début, continuons le combat. » Le mot d’ordre soixante-huitard pourrait être repris par le Medef en réaction à la dernière réforme du gouvernement. Dans un communiqué daté du 9 septembre 2010, le syndicat des patrons évoque « la nécessité de sauver le système de retraite par répartition et prend acte de la volonté du président de la République d’apporter des ­réponses durables ». En clair, les grands patrons apportent leur caution à la réforme menée par le pouvoir actuel. Et le ­gouvernement peut embarquer la France dans le train des « réformes indispen-sables »pour moderniser la société, ­suivant les recommandations du Medef.

La dernière réforme des retraites n’est en fait qu’un des aspects d’une vaste offensive patronale, relayée par les gouvernements successifs. Depuis 1999, le projet de « refondation sociale » articule construction idéologique et stratégie politique. Après la loi sur les 35 heures, le CNPF se transforme en Medef, sous la pression de la frange la plus acquise au néolibéralisme. Les patrons deviennent donc des entrepreneurs. Le chef d’entreprise dynamique et moderne qui baigne dans la finance se substitue à la figure du bourgeois confortablement assis sur ses rentes. Surtout, cette évolution marketing s’accompagne d’une croisade idéologique. Denis Kessler et François Ewald, anciens marxistes, ravivent la guerre de classes, mais de l’autre côté de la barricade. Ils détournent les notions de Foucault et le concept d’autonomie pour défendre les patrons contre l’oppression fiscale et les chaînes de la réglementation sociale. Ils fournissent même une morale au capitalisme pour ­lutter contre la mauvaise image dont pâtissent les patrons. La société n’oppose pas les exploités aux exploiteurs, mais se divise entre « risquophiles » et « risquophobes ». L’entrepreneur prend des risques en investissant tandis que les fonctionnaires frileux se recroquevillent sur leurs acquis corporatistes. Surtout, le salarié doit lui aussi devenir un entrepreneur audacieux, et sa participation financière à l’entreprise doit stimuler sa compétitivité. Le patron et le salarié ont alors le même intérêt : la réussite de l’entreprise et la course au profit. Évidemment, la solidarité sociale disparaît. Les chômeurs sont « responsabilisés », et les plus pauvres ne doivent s’en prendre qu’à leur faible productivité. L’instauration de retraites complémentaires, avec une cotisation individuelle, illustre parfaitement ce projet de société.

Mais le patronat doit surtout intervenir politiquement pour appliquer ses idées. En 2007, le nouveau président fête sa victoire électorale au Fouquet’s en compagnie des grands patrons. Avec « la droite décomplexée » à sa tête, l’État ne masque plus son soutien actif aux intérêts capitalistes. Les think tanks libéraux, comme l’Ifrap, bénéficient alors d’un boulevard pour imposer leurs idées. Claude Bébéar, dirigeant de la compagnie d’assurances Axa et président de l’Institut Montaigne, illustre les liens directs entre intellectuels et capitalistes. Dans les Échos du 16 avril 2010, il se félicite du débat sur les retraites : « Un premier pas a été fait puisque l’on peut maintenant continuer à travailler, si on le veut, jusqu’à 70 ans. Pourquoi ne pas donner une liberté totale ? » Après avoir fait l’apologie de la retraite par points, il cadre les enjeux du débat et se réjouit de l’influence de ses idées : « Plus de discussion sur l’âge de la retraite. Voilà une guerre de religion enterrée. La discussion portera sur le calcul de la valeur du point, sur le calcul de l’éventuelle indemnité de licenciement, sur l’évolution de la table de mortalité utilisée, c’est-à-dire sur des points où la technique l’emporte sur l’idéologie. »

Le patronat peut aussi passer directement à l’action. Dans un texte publié en juillet 2010, le Medef délaisse le discours hypocrite de Sarkozy et de Parisot pour concrétiser son projet de société : « Nous devons donc aujourd’hui nous demander comment mettre en place, en plus de ce que nous pourrions garder du système par répartition, un nouveau dispositif, très incitatif, voire obligatoire, de système par capitalisation. C’est probablement la seule voie, pas simplement raisonnable mais réaliste, possible. » Si l’offensive intellectuelle du Medef s’est assagie depuis le retour de la droite au pouvoir, il en reste quelques projets avancés plus ou moins discrètement dans les débats sur la protection sociale. L’apologie de la « société du risque » se peaufine avec des propositions concrètes qui peuvent être imposées à moyen terme. Au printemps 2009, le Medef crée un groupe de travail pour développer davantage la retraite par capitalisation. Avec une première proposition : l’épargne salariale, constituée des primes versées par certaines entreprises quand elles font des bénéfices.
Avec cette réforme des retraites, la répartition des richesses devient toujours plus favorable aux capitalistes. Les noces à grand spectacle de l’État Sarkozy avec le patronat peuvent donc se prolonger.

Publié dans le dossier
FN + Medef = Sarkozy
Temps de lecture : 4 minutes