À contre-courant / Ploutonomie

Michel Husson  • 10 février 2011 abonné·es

Voilà les conseils que Citigroup, l’un des plus grands groupes financiers mondiaux, donnait à ses clients en septembre 2006 : « Foncez sur le bling […]Achetez des actions de la ploutonomie. » Parmi les actions recommandées, on trouvait Hermès, Kuoni, LVMH, Porsche, etc. Le terme de ploutonomie ( plutonomy ) a été inventé par Jean-Antoine Robert-Guyard, qui publie en 1829 un livre intitulé De la richesse ou Essais de ploutonomie . Il n’est pas sûr que les analystes de Citigroup s’en soient directement inspirés, mais l’idée est la même : les super-riches jouent un rôle clé dans la dynamique économique. L’un de ces documents avait été évoqué en 2009 par Michael Moore dans son film Capitalism : A Love Story . Cela vaut la peine d’y revenir.

Le monde est divisé en deux blocs : « les ploutonomies, où la croissance économique est alimentée et largement consommée par les riches, et le reste » . Dans le monde anglo-saxon « ploutonomique », cela n’a pas de sens de parler de consommateur moyen : « Il y a des consommateurs riches, peu nombreux, mais qui représentent une part gigantesque et disproportionnée du revenu et de la consommation. » Et puis, il y a les autres, les « non-riches, ces multitudes qui ne reçoivent qu’une fraction étonnamment réduite du gâteau » . Les riches font tourner le monde : « Ce sont les bras musclés des entrepreneurs-ploutocrates qui soutiennent la terre, que cela plaise ou non. » Quant aux autres, « indépendamment de tout jugement moral, les inégalités de revenus font que ce groupe pèse beaucoup moins sur les données agrégées » .

Les données sur les États-Unis, puisées aux meilleures sources, sont impressionnantes. En 2005, les 20 % les plus riches représentaient 60 % du revenu et de la consommation, et les 20 % les plus pauvres seulement 3 %. Du coup, l’économie obéit à des lois spécifiques. Ainsi, la baisse du taux d’épargne aux États-Unis épouse parfaitement la montée de la part du revenu allant aux super-riches (1 % de la population). Le déficit extérieur des ploutonomies est compensé par l’excédent des économies non-ploutonomiques. Dès lors, les déséquilibres mondiaux « apparaissent beaucoup moins menaçants si on les considère au prisme de la ploutonomie » . L’intelligentsia mondiale aurait tort de perdre son temps à s’en préoccuper. De manière générale, ce qui compte, c’est ce que les riches ressentent et font : « Ce n’est pas une question de morale, mais de mathématique. »

Ce mélange de cynisme et d’analyse objective est saisissant, même s’il date de 2006, donc d’avant la crise. Il est instructif de voir quels étaient les risques envisagés à l’époque. Les auteurs évoquaient le risque d’effondrement de la finance : ce serait « un grave problème pour les riches » puisque leur richesse est essentiellement financière. Mais ils bottent en touche et refusent de « spéculer » sur une telle hypothèse. Le principal risque est ailleurs : la hausse des inégalités « équivaut dans une certaine mesure à une privation des droits économiques des masses au bénéfice de quelques-uns, [or] il est exceptionnel que cela soit indéfiniment toléré dans une démocratie » . La plus grande menace proviendrait donc « des pressions politiques en faveur d’une réduction des inégalités de revenus et d’une répartition plus égalitaire des richesses » .

Cette inquiétude restait cependant mesurée : « Nous pensons que les riches vont continuer à s’enrichir, que les capitalistes (les riches) recevront une part encore plus importante du PIB en raison, principalement, de la mondialisation […]. Les réserves de main-d’œuvre des économies en développement devraient contenir l’inflation salariale de telle sorte que les profits continueront à augmenter […]. C’est de bon augure pour les entreprises qui produisent des biens ou des services pour les riches. »

Même après la crise, on peut se demander si la ploutonomie ne reste pas l’horizon du capitalisme. La reprise de l’emploi est conditionnée aujourd’hui par la reprise de la consommation des riches. C’est très net aux États-Unis, mais c’est vrai aussi en Europe, où les entreprises rétablissent leurs marges et distribuent des dividendes comme avant, alors que l’investissement ne suit pas.

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