« Il y a un marché mais il faut une mentalité de rocker ! »

Journaliste et producteur à France Musique, Alex Dutilh* examine la situation des jeunes musiciens de jazz et du secteur des musiques actuelles pour envisager des pistes d’action.

Ingrid Merckx  • 16 juin 2011 abonné·es

Politis : Est-ce plus difficile aujourd’hui pour les jeunes musiciens ?


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Alex Dutilh :**  Oui. Il existe des critères objectifs : le premier recensement des musiciens de jazz professionnels par le centre d’information du jazz (Irma), en 1985, en comptait 500. Ils étaient 5 000 en 2005. Dans le même temps, grâce aux politiques publiques, le nombre de clubs et de festivals a été multiplié par trois. Le marché est victime d’un effet entonnoir… Les vrais problèmes sont arrivés avec la crise du disque. Les musiciens ont plus de difficultés à gagner de l’argent avec des disques et à s’exprimer sur scène. Même les musiciens reconnus, comme ceux de la génération d’Henri Texier, font deux à trois fois moins de concerts qu’il y a dix ans.

Qu’est-ce qui peut compenser la crise du disque ?


Le développement de l’enseignement la compense en partie : quasiment tous les conservatoires ont leur classe de jazz. Un diplôme d’État et un certificat d’aptitude permettent d’entrer dans la fonction publique territoriale. Il existe davantage d’écoles associatives et privées. Les ­musiciens répartissent donc leurs revenus entre les heures de cours, les concerts et les ventes de disques. Avant, ce sont les cours qui étaient en bonus, maintenant c’est le disque. Quand le marché intérieur est saturé, il faut aller à l’export. Ceux qui s’en sortent sont ceux qui pensent dès le début à jouer à l’étranger, comme Rémi Panossian, Tigran Hamasyan et Yaron Herman. La scène est devenue fondamentale, or les étudiants ne sont quasiment jamais formés aux performances scéniques.

Y a-t-il des aides pour se former ? Comment sortir du lot ?


Des aides à la formation existent pour les intermittents du spectacle qui cotisent auprès d’une mutuelle, l’Afdas. Des lieux et des festivals organisent des résidences, comme Jazz sous les pommiers à Coutances, où le prochain lauréat sera Thomas de Pourquery, pour trois ans. Avec Jazz migration, l’Afijma sélectionne tous les ans trois formations qui bénéficient d’une large programmation et d’un accompagnement de carrière. Ensuite, des tremplins servent à faire des repérages (voir sur le site de l’Irma). Aux États-Unis, c’est la Thelonious Monk Competition qui compte par-dessus tout. En France, c’est le concours national de jazz de La Défense. Tous les lauréats de ces concours font une vraie carrière.


Pourquoi les Scènes de musiques actuelles (Smac) programment-elles peu de jazz ?


La distinction entre jazz et musiques actuelles est un faux débat pour les jeunes musiciens, qui ont de toute façon intérêt à diversifier leurs propositions. Monter plusieurs groupes avec plusieurs formules musicales à proposer simultanément permet de revenir deux fois aux mêmes endroits. Julien Lourau, Magic Malik ou Bojan Z travaillent dans cet esprit. C’est une garantie de longévité. Il y a aussi un problème de cachets. Cela s’estompe, mais pendant longtemps les musiciens de jazz ont été trop chers par rapport aux musiciens de musiques actuelles. Les groupes de rock acceptent des tournées dans 20 lieux en minibus pour 100 euros chacun quand les musiciens de jazz exigeront un meilleur confort et des cachets plus élevés. Certes, ils ont fait des études plus longues, mais, en termes de marché (disques et audiences), ce n’est pas forcément justifié.

L’origine sociale est-elle déterminante pour ceux qui persévèrent ?


L’acharnement est la première qualité. Les musiciens dont la compagne ou le compagnon assure le quotidien ont un atout supplémentaire. Mais c’est moins une question d’origine sociale que de formation. Comme ils les ont cotoyés au conservatoire, les musiciens de jazz ont les cachets et les conditions de travail des musiciens de classique en ligne de mire. Pour un musicien qui joue du jazz et de la musique contemporaine, le rapport est d’un à cinq entre les deux cachets. En club et en Smac, le cachet moyen par soirée tourne autour de 150 euros par musicien. Les inégalités se sont accrues. Certains gagnent très bien leur vie, mais ils sont moins nombreux. La plupart des musiciens de jazz se sont paupérisés.


Y a-t-il un public pour le jazz ?


Le marché existe, notamment à l’étranger, mais il faut y aller ! Et, pour cela, il faut une mentalité de rocker ! Certains préfèrent, même en ne vivant pas très bien, rester dans leur petit réseau. Les plus jeunes sont battants parce qu’ils ont démarré sans illusions. Les 30-45 ans ont un sentiment de perte de statut, ce qui entraîne une perte de confiance et se traduit dans le travail. Ils vivent un malaise profond.


Comment mieux répartir les rôles entre public et privé ?


Un orchestre national de jazz (ONJ), six fédérations, des scènes et de nombreux festivals… Le jazz est subventionné parce qu’il a longtemps été dans le sac à dos de la musique classique. Par ailleurs, les maisons de disques ont besoin de la scène. Une des astuces serait de faire en sorte qu’il y ait des actions publiques aux côtés des lieux privés pour les pousser à avoir des cahiers des charges incluant le respect de la diversité.


Comment défendre la diversité de la scène actuelle ?


La politique culturelle française qui consiste à aider les structures a comme effet pervers de donner moins aux créateurs. Ce n’est pas un problème si les structures font bien leur travail, mais une majorité d’entre elles fonctionnent en circuit fermé. Elles maintiennent leur existence, mais ne diversifient pas assez. La tentation de la playlist opère finalement aussi bien à l’Afijma qu’au Duc des Lombards. Moi, j’ai envie de lieux qui programment en dehors de toute playlist, même quand ils revendiquent une identité forte.


Quel est le rôle des médias dans la défense de la diversité ?


La presse spécialisée en kiosque se réduit à Jazz Magazine, So Jazz et Jazz News. Il y a un créneau, mais réduit et menacé par le Net. Malgré un contenu assez diversifié, ces mensuels jouent la carte commerciale ou patrimoine en une, parce qu’Amstrong vend mieux que Chick Corea ou Martial Solal. Le star-system joue à plein dans les journaux. À la télévision, c’est sinistré, même sur Arte. À part « Mezzo », c’est le désert. À la radio, Fip fait correctement son travail, il y a deux heures hebdomadaires de jazz sur France Inter, mais presque plus de musique sur France Culture. Seule France Musique peut se vanter d’avoir dix heures d’antenne par semaine consacrées au jazz. Le patrimoine et la création sont les deux extrêmes de la mission de service public. Il faut être vigilant sur cette exigence car le public est demandeur. Dans « Open Jazz », j’essaie de couvrir le spectre le plus large possible, de Madeleine Peyroux à Peter Brötzmann en passant par Count Basie ou Minino Garaÿ…


Qu’espérez-vous d’éventuels états généraux du jazz ?


Depuis les années 1980, les choses ont bougé dans le jazz parce qu’on a agi collectivement. Dans un contexte de concurrence accrue, on observe des réflexes solidaires avec la création de collectifs comme le Paris Jazz Underground, mais pas encore de réelle politisation. Cela dit, émerge actuellement une envie de se réunir et de discuter. C’est une première étape. On ne sait pas encore sur quoi elle va déboucher. Mais on ne peut s’en dispenser.

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