Les gourous de la pensée unique

Les économistes qui conseillent les deux principaux candidats à la présidentielle émargent aussi dans les grandes entreprises, et imposent leurs oracles libéraux.

Thierry Brun  • 12 avril 2012 abonné·es

Jean-Hervé Lorenzi est catégorique. « Ce qui compte, c’est de respecter l’engagement d’atteindre l’équilibre des finances publiques en 2017 », affirme cet économiste, un des conseillers les plus en vue de François Hollande, dans un entretien à Libération (du 9 février). Cet expert qui défend le programme du candidat socialiste est président du Cercle des économistes, club distingué de la pensée néolibérale, également membre du Conseil d’analyse économique (CAE), placé auprès du Premier ministre avec pour ­mission d’éclairer les choix du gouvernement.

Jean-Hervé Lorenzi n’est pas le seul à conseiller François Hollande. D’éminents universitaires comme Élie Cohen et Philippe Aghion sont du nombre de ces experts invités à faire part de leurs réflexions sur la régulation des marchés et la gouvernance d’entreprise, la crise du système bancaire et la dette… Ils ont en commun d’être membres du CAE et des économistes réputés « orthodoxes », parmi donc les principaux relais de la pensée unique.
S’exprimant sur la politique industrielle, Philippe Aghion, professeur d’économie à l’université de Harvard, n’hésite pas à déclarer dans un entretien à Mediapart en 2011 : « J’investis en modifiant la gouvernance des secteurs où j’investis, pour gagner en efficacité. Par exemple, il ne s’agit pas juste de donner de l’argent à l’école, mais aussi de repenser la manière dont l’école doit être ­réorganisée. » Le propos a suscité la critique du collectif Sauvons l’université. Le même Aghion, coauteur, avec Élie Cohen et Jean Pisani-Ferry, d’un rapport sur la politique économique et la croissance en Europe, publié par le CAE en 2006, estimait nécessaire de poursuivre la financiarisation de l’économie pour assurer la croissance de l’Europe à long terme… Or, deux ans plus tard, le système financier allait dans le mur, déclenchant la plus grave crise économique de l’après-guerre.

Fait jamais ou rarement évoqué dans les principaux médias, Jean-Hervé Lorenzi, Élie Cohen et même Jean-Paul Fitoussi, ancien président de l’observatoire français des conjonctures économiques – qui se définit comme keynésien –, sont aussi des acteurs du monde économique, juges et parties en somme. Ils occupent notamment les fonctions ­d’administrateurs dans de grandes entreprises. Ce qui fait dire au journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, dans les Imposteurs de l’économie (voir page suivante) : « J’ai souvent eu l’impression que certains avaient dans le débat public des positions académiques, mais qu’ils profitaient, dans les arrière-­cuisines de ce capitalisme passablement corrompu, d’avantages ou de passe-droits, dont ils se gardaient bien de faire étalage ».

Ainsi, le professeur à Paris-Dauphine Jean-Hervé Lorenzi est aussi président du conseil de surveillance de la société Edmond de Rothschild Private Equity Partners. Il siège aux conseils d’administration (CA) de BNP Paribas Assurances, du Crédit foncier de France, d’Eramet, et il est également au conseil de surveillance d’Euler Hermes, leader mondial de l’assurance-crédit.
Lorenzi n’est pas une exception. Le Cercle des économistes et le CAE concentrent les ­économistes les plus en vue, dont la plupart cumulent poste universitaire et jetons de présence aux CA de grandes sociétés. Font partie de ceux-là Patrick Artus, qui siège au CA de Total (le jeton de présence moyen des géants de la Bourse est de 73 564 euros en 2011) ; Jean-Paul Betbèze, membre du comité exécutif de Crédit agricole SA ; Laurence Boone, membre du CA de Pinault-Printemps-Redoute ; Christian de Boissieu, membre du conseil de surveillance de la banque Neuflize OBC, qui a un temps participé à un groupe de réflexion autour de Nicolas Sarkozy ; Daniel Cohen, conseiller de Martine Aubry et senior adviser de la banque Lazard, qui conseille le gouvernement grec dans la gestion de sa dette ; Élie Cohen, administrateur d’EDF Énergies nouvelles, membre du conseil de surveillance du groupe Steria, spécialisé dans l’ingénierie informatique ; Olivier Pastré, qui siège au CA du Crédit municipal de Paris, de l’Institut Europlace de finance et est président de la banque tunisienne IM Bank, fervent défenseur de l’Union pour la Méditerranée chère à Nicolas Sarkozy.

Ces membres du Cercle et du CAE ne représentent certes pas l’ensemble de la communauté des économistes, qui compte nombre de chapelles (École d’économie de Paris, de Toulouse, etc.), mais ils occupent l’espace médiatique pendant la campagne et diffusent une vision ouvertement libérale de l’économie.

Les experts du Cercle ont par exemple imaginé les politiques économiques que devraient proposer et défendre la droite et la gauche dans un livre intitulé : Droite contre gauche ? Les grands dossiers qui feront l’élection présidentielle [^2], dont le message principal consiste à expliquer qu’il n’y a qu’une seule politique possible. Il n’y a pas d’alternatives au marché, au capitalisme et à la mondialisation libérale dans les propositions du Cercle : dans beaucoup de domaines, il y a « un consensus minimal » du fait de la crise, affirment ainsi Jean-Hervé Lorenzi et Olivier Pastré, codirecteurs de l’ouvrage. Les deux économistes invitent par conséquent les candidats à « renoncer aux illusions sur l’État protecteur », à « faire enfin le pari audacieux en faveur du marché » et, surtout, à éviter de « porter des jugements trop hâtifs » sur l’industrie bancaire.

Parmi cette poignée d’économistes bien-pensants, quelques-uns gravitent dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, tel Alain Minc, conseil de Vincent Bolloré, devenu récemment président du conseil de la Société des autoroutes du nord et de l’est de la France (Sanef), et Nicolas Baverez, éditorialiste au Monde et au Point, membre du comité directeur de l’Institut Montaigne, think tank libéral dans lequel Jean-Hervé Lorenzi siège, lui, en tant que membre du conseil d’orientation !

Si certains se classent plutôt à droite, comme Christian Saint-Étienne, membre du Cercle et du CAE, qui a fait un bout de chemin avec le MoDem, et Christian Stoffaës, économiste à l’université Paris-Dauphine, membre du Cercle et un des dirigeants d’EDF, d’autres sont des « agents doubles » de la pensée unique, comme Jean-Paul Fitoussi, qui ne fait pas que conseiller le candidat socialiste à la présidentielle. L’économiste cultive aussi de bonnes relations avec le Président et n’a eu de cesse « de multiplier les entretiens dans la presse pour chanter les louanges de la politique économique de Nicolas Sarkozy », écrit Laurent Mauduit. Fitoussi a conservé son titre de personnalité qualifiée à la commission économique de la nation du ministère des Finances, tout en détenant des mandats à la Banca Sella, dans Telecom Italia, etc.
Économiste non orthodoxe, membre du collectif des chercheurs « atterrés », Jean Gadrey a pointé sur son blog, hébergé par Alternatives économiques [^3], les « liaisons dangereuses » qui caractérisent ces universitaires réunis dans le CAE : « Il n’y a aucun économiste hétérodoxe ni au CAE ni au “Cercle” ? Dois-je vous dire que la composition de ces deux instances, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, avec les mêmes vedettes ? » Il dénonce les liens « forts » avec la finance entretenus par les membres les plus influents de ces deux organismes. Ces têtes pensantes du capitalisme français sont toujours consultées comme des oracles par les deux principaux candidats à la présidentielle.

[^2]: Fayard, 2012.

[^3]: Il est aussi l’un des chroniqueurs de « L’économie à contre-courant » dans Politis.

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