Jacques Généreux : « Nous irions vers un éclatement de la zone euro »

Que se passerait-il si le traité budgétaire européen était rejeté par des pays membres de la zone euro, en particulier la France ? L’économiste Jacques Généreux s’est penché sur les conséquences d’un tel choix.

Thierry Brun  • 13 septembre 2012 abonné·es

La nouvelle se répandrait comme une traînée de poudre en Europe : comme en 2005, lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen, le « non » au Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG), aussi nommé traité budgétaire européen, l’aurait emporté massivement. La France serait-elle isolée ? Raterait-elle le train de la grande histoire de l’Union européenne en rejetant le TSCG ? L’économiste Jacques Généreux [^2] décrit les conséquences possibles du « non ».

Imaginons que la France rejette le traité budgétaire européen à la suite d’un référendum. Cela aggraverait-il la crise dans l’Union européenne ?

Jacques Généreux : Il est peu probable que le processus de ratification se poursuivrait sans la France. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) serait alors bloqué du fait de la non-ratification du traité. Et même en cas de ratification, je vois mal l’Allemagne accepter de maintenir le MES si la France se met à refuser la logique austéritaire du TSCG. Avec l’expérience grecque, on sait que se priver d’un tel mécanisme, qui enferme les pays surendettés dans une crise encore plus grave, serait plutôt une bonne nouvelle. Cela dit, si l’Allemagne n’était pas disposée à négocier une autre méthode, on se retrouverait sans fonds européens pour secourir les pays en difficulté, et certains risqueraient la cessation de paiement.

La Grèce serait-elle le premier pays victime du rejet du traité ?

Non, parce que la Grèce est déjà victime du processus imbécile qui est inscrit dans ce traité. Si les fonds européens viennent à lui manquer, elle devra se débrouiller toute seule. Comment ? En adoptant la solution qui aurait dû être appliquée dès le début de la crise de la dette dans la zone euro, à savoir d’abord l’annulation-restructuration de la dette en cours. Ensuite, la Grèce n’ayant évidemment plus la possibilité de se financer sur les marchés financiers, elle devrait réquisitionner sa banque centrale pour que celle-ci prête directement à l’État. C’est la seule possibilité pour que le pays continue à honorer le paiement de ses charges, de ses fonctionnaires, etc.

Des pays comme la Grèce devraient-ils quitter la zone euro ?

Techniquement, rien n’interdit aux banques centrales nationales, par exemple celle de la Grèce, d’émettre des euros pour financer directement l’État. La réaction de la Banque centrale européenne (BCE) serait alors essentielle. Si elle ne réagissait pas, nous serions dans la situation d’un pays violant une disposition du traité européen, qui échapperait aussi à l’étau insupportable de la dette et des marchés financiers en ayant recours à sa banque centrale. Les autres États membres n’ont pas la possibilité d’exclure un pays qui désobéirait ainsi aux traités. Ceux qui sont en difficulté financière seraient même tentés d’imiter la Grèce et, pour éviter cela, les partisans de la rigueur monétaire devraient accepter une renégociation des statuts de la BCE. Ce scénario de la désobéissance tolérée par la BCE est en fait un moyen, peut-être le seul, de sauver la zone euro, car elle obligerait à une remise à plat d’un système qui n’est plus soutenable. Mais la BCE pourrait opter pour un autre choix et décider de déconnecter la banque centrale grecque des réseaux de paiement intereuropéens puisqu’elle se serait elle-même mise hors du fonctionnement de la zone euro en refusant d’appliquer la politique commune. Conséquences immédiates : les euros émis en Grèce ne s’échangeraient plus automatiquement avec les euros des autres pays, mais feraient l’objet d’échanges négociés avec un taux de change fortement dévalué. Dans cette hypothèse, la Grèce serait donc exclue de fait de l’euro.

Ce second scénario nous entraînerait vers l’éclatement de la zone euro…

D’abord, ce scénario n’a rien d’évident. Il suppose que la BCE assume la responsabilité d’exclure un pays. On n’a jamais prévu ce cas. On est dans un vide juridique. Il s’agit là d’une décision politique aux conséquences graves pour la zone euro. On peut penser que la BCE hésiterait avant de la prendre, car les effets d’entraînement de cette décision pourraient mener à l’éclatement de la zone euro. Si néanmoins elle la prenait, et que la Grèce sortait de l’euro, les autres pays resteraient dépendants des marchés et subiraient une spéculation redoublée. On ne spéculerait plus contre la Grèce puisqu’elle n’aurait plus recours aux marchés financiers. On spéculerait sur d’autres sorties de la zone euro, celle du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie. Et, une fois qu’un pays aurait montré qu’il est possible d’en sortir, d’échapper à la spéculation et à l’austérité, pourquoi diable les autres continueraient-ils à s’enquiquiner avec le fardeau croissant de leur dette ?

D’autres pays sortiraient-ils de la zone euro ?

Le renforcement de la spéculation contre les pays restés dans la zone euro les pousserait à agir dans le sens de la Grèce puisque le seul moyen d’éviter d’avoir à financer sa dette avec des taux d’intérêt de 10 ou de 15 %, c’est d’arrêter de se financer sur les marchés financiers. On sait très bien que le MES, prévu pour sauver la Grèce ou le Portugal, n’aura pas les moyens de venir en aide à l’Espagne et à l’Italie qui seront en difficulté. Le plus probable est qu’on irait vers un éclatement de la zone euro. Ce n’est pas ma solution préférée. Une autre hypothèse serait que la BCE et les gouvernements européens proposent une autre solution soutenable pour la Grèce et pour l’ensemble de la zone en autorisant le financement monétaire de la dette. Cela impliquerait de reprendre collectivement la voie du bon sens économique en rejetant la logique austéritaire… Mais, jusqu’à présent, ce n’est pas le bon sens qui a gouverné…

Le coup de tonnerre du « non » de la France au TSCG pourrait cependant changer la donne…

L’Allemagne et quelques autres pays n’aideraient plus les pays en difficulté, ce qui peut enclencher le scénario catastrophe. Mais la France pourrait peser et dire que, devant la situation nouvelle créée par l’impossibilité d’appliquer ce traité, l’abandon des pays en difficulté ne peut que mener à l’éclatement de la zone euro et menace même la survie de l’Union européenne. Elle pourrait proposer un autre scénario de sortie de crise en entrant en discussion avec les pays favorables à une sortie de la logique austéritaire. La France pourrait prendre l’initiative d’une négociation avec la Grèce, le Portugal et ceux qui ont un intérêt évident à une solution de ce type, comme l’Irlande, pour aller vers la création d’une zone euro bis. J’ai proposé, dans Nous, on peut !, de l’appeler « zone eurosol », pour euro solidaire.

Pourquoi irait-on vers l’éclatement de la zone euro ?

Il faut bien comprendre ce que serait la situation de la France. Elle serait pénalisée par la surévaluation de l’euro et par des partenaires commerciaux importants qui sortiraient de l’euro et auraient des monnaies fortement dévaluées. Ce serait intenable pour la France qui souffre déjà de la compétition agressive de l’Allemagne. Elle serait obligée à son tour de sortir de l’euro et de faire la même chose que les autres. Face à ce scénario, la France devrait prévenir l’Allemagne qu’elle anticipera le mouvement de sortie de la zone euro. Pour ne pas que cela se fasse dans la débandade, on engagerait une discussion avec les pays qui seraient susceptibles de tirer un avantage d’une monnaie dévaluée et du recours à leur banque centrale. On déciderait des disciplines minimales qui seraient nécessaires pour éviter que ceci n’entraîne une création monétaire excessive. On discuterait d’une vraie coopération, pour une monnaie au service du développement, de l’emploi, etc.

Et l’Allemagne ?

La menace d’une sortie collective et ordonnée de l’euro pourrait faire plier les Allemands et provoquer des négociations. Malheureusement, il y a des raisons de douter de la capacité de François Hollande et du gouvernement d’entrer dans un rapport de force avec l’Allemagne puisque, jusqu’à présent, les signes envoyés sont ceux de l’application pure et simple du TSCG, comme en 1997, quand Lionel Jospin a adopté le Pacte de stabilité à Amsterdam. Je crains que le scénario pessimiste soit le plus probable. C’est une raison supplémentaire de ne pas ratifier le TSCG : c’est la seule chose qui soit susceptible de provoquer une crise politique pour que de vraies négociations puissent avoir lieu. Sans crise politique grave et sans menace réelle d’un éclatement de la zone euro, l’obstination des gouvernements à mener des politiques d’austérité restera totale.

Le scénario pessimiste l’emporterait aussi avec un TSCG ratifié…

De toute façon, il faut bien comprendre que les scénarios du oui et du non sont les mêmes. Ratifié par les pays de la zone euro, le TSCG ne peut pas fonctionner. Il ajoute une dose supplémentaire d’exigences en matière de rigueur pour aller vers un équilibre structurel des comptes à moyen terme. À la fin, cela se terminera toujours de la même manière, car ce n’est pas par le surendettement qu’on sort du surendettement. Ce n’est pas par l’austérité qu’on sort d’une crise de la dette. À un moment ou à un autre, les pays acculés à l’insupportable devront prendre des mesures unilatérales.

[^2]: Jacques Généreux vient de publier Nous, on peut ! Manuel anticrise à l’usage du citoyen , Seuil, « Points », 206 p., 5,90 euros, septembre 2012 (nouvelle édition mise à jour)

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Traité européen : Et si on disait non
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