Cândido Grzybowski : « C’est le peuple qui doit décider des priorités politiques ! »

Les Brésiliens manifestent parce que de grandes inégalités perdurent et qu’un système politique obsolète bloque les avancées démocratiques, analyse Cândido Grzybowski.

Patrick Piro  • 4 juillet 2013 abonné·es

On croyait le Brésil baignant dans le mieux-être apporté par l’ère Lula. Les rassemblements de protestation qui ont surgi dans tout le pays montrent qu’un malaise profond a été occulté. Le pays, comme d’autres qui connaissent un « printemps » social, est lui aussi brassé par la crise mondiale et aspire à un autre modèle que la domination du libéralisme et de la finance.

L’agitation brésilienne peut laisser perplexe, alors que le pays vient de vivre une décennie de progrès social…

Cândido Grzybowski : Il est indéniable que des millions de personnes ont vu leur niveau de vie s’améliorer, en particulier parmi les populations les plus pauvres, grâce à l’augmentation du salaire minimum, la création d’emplois, l’accès facilité à l’université, au crédit, etc. Cependant, ces mesures de protection n’ont en aucune manière remis en cause la structure d’un système de développement qui entretient la concentration des richesses, la destruction des ressources, les inégalités et l’exclusion sociale. De plus, on a fait mine d’ignorer de préoccupants signaux de régression démocratique. Ainsi, les droits octroyés par la Constitution aux indigènes et aux descendants d’esclaves sont constamment attaqués, l’agro-industrie s’impose partout avec la bénédiction du Parti des travailleurs (PT) [^2], le code forestier a été fortement édulcoré pour livrer l’Amazonie aux intérêts économiques, la réforme agraire n’a pas avancé d’un pouce, les très riches payent moins d’impôts que la classe moyenne… Et, dans les villes, les conditions de vie se sont détériorées. La nouvelle classe moyenne récemment « promue » souffre beaucoup : c’est elle qui passe quatre heures par jour dans les transports. Les politiques n’ont pas donné la priorité à la transformation de la société. Faciliter l’acquisition de voitures pour satisfaire le consumérisme ne résout pas le problème du transport urbain de masse. Se féliciter que de plus en plus de personnes puissent se payer une assurance santé privée, ce n’est pas avancer vers l’universalisation de l’accès gratuit aux soins, pourtant prévue par la Constitution. Par ailleurs, la quête de démocratie des années 1980, avec la fin de la dictature, n’a pas été considérée comme achevée. Nous en vivons une nouvelle étape, nourrie entre autres par le mouvement altermondialiste qui a inventé le Forum social mondial. Quand on laisse la pression monter, la marmite explose.

Les manifestants, dans leur grande majorité, ne se réclament pas d’un parti. Un rejet de la politique ?

D’ordinaire, pour pareille fête, tout le pays a les yeux rivés sur la télévision. Mais, dimanche soir, alors que le Brésil étrillait l’Espagne (3-0) au stade du Maracanã en finale de la Coupe des confédérations, trois mille manifestants avaient choisi de protester à l’extérieur. Autre signe des temps, la Présidente, Dilma Rousseff, s’est abstenue d’assister au match, redoutant une bronca. Selon un sondage Datafolha, sa popularité a chuté de 27 points, tombant à 30 %, niveau inédit en deux ans de pouvoir.

Si les manifestants sont moins nombreux qu’au départ de la contestation, celle-ci s’étend désormais à des populations peu frondeuses, comme à Belo Horizonte, troisième agglomération du pays, ainsi que dans des petites villes. Sous très forte pression, Dilma Rousseff tente de faire passer cette semaine au Congrès son projet de référendum pour une réforme de la Constitution.

En quelques jours, la rue a déjà obtenu de surprenants résultats : le vote d’une loi anti-corruption qui traînait depuis des mois, l’abandon d’une mesure (la PEC 37) réduisant le pouvoir d’investigation du ministère public ou encore, à Rio, la création d’une commission d’enquête sur l’attribution des concessions de transport public.

Ils ne demandent pas tant la démission du gouvernement que la fin de la corruption [^3], ce qui interpelle directement les politiques. Le Brésil est englué dans un système électoral issu de la dictature et qui trahit la représentation populaire. Ainsi, les États les plus peuplés sont en proportion les moins bien dotés en députés. L’État de São Paulo, avec cinquante fois plus d’habitants que l’Acre, dispose de seulement dix fois plus de députés. Et que dire du Sénat, puisque chaque État y envoie trois élus, quelle que soit sa population ? Ce système a permis d’élire Dilma Rousseff à la présidence avec 56 % des voix, tout en réduisant le poids du PT à moins de 20 % des voix du Congrès, où trente partis sont représentés. Résultat : gouverner revient à passer des accords avec tout le monde et, s’il y a trente-neuf ministres au gouvernement, c’est qu’il faut contenter de nombreux caciques… D’où le pouvoir exorbitant de la « bancada rural », ces élus les plus conservateurs du Nordeste et de l’Amazonie financés par l’agro-industrie, qui n’hésitent pas à acheter des voix et dont l’élection ne vise souvent qu’à servir des intérêts personnels. Voilà pourquoi la réforme électorale est si importante : la population vit un sentiment d’arrogance institutionnelle et de mépris de la part des professionnels de la politique. Les partis, y compris le PT, ont décidé qu’ils n’avaient plus besoin des gens ni des mouvements sociaux. Ces derniers se rappellent à eux en exigeant tout simplement la démocratie.

L’agitation sociale connaît généralement une trêve lors des grands événements de football. Ce n’est pas le cas cette fois-ci, alors que la Coupe des confédérations se déroule au Brésil…

C’est intéressant de le relever, parce que les préparatifs de la Coupe du monde, qui se tiendra en 2014 au Brésil également, ont fomenté des scandales de corruption outranciers. Sous la pression de la Fédération internationale de football association (Fifa), des lois ont été passées pour contourner les procédures classiques et accélérer les travaux, en retard. La rénovation du mythique stade du Maracanã, à Rio, a englouti 1,2 milliard de réaux [^4], et le gouvernement vient de le privatiser en offrant une concession d’exploitation de cinquante ans à l’homme le plus riche du Brésil pour seulement 250 millions de réaux, avec un prix du billet qui rend ce stade inaccessible aux plus modestes ! Voilà pourquoi des slogans revendiquent des hôpitaux « standard Fifa » ou clament qu’ « un professeur vaut plus que Neymar   [^5] ».

Dilma Rousseff a proposé un référendum qui permettrait de changer la Constitution. Que traduit une telle hâte ?

La gauche est très préoccupée. Elle montre même des signes de panique devant ce mouvement qu’elle n’a pas vu venir. Même si la Présidente a agi précipitamment (des congressistes s’opposent à son idée), son geste signifie « nous ne pouvons pas ignorer le message de la rue », et c’est le plus important. Un tel geste est nouveau de sa part, elle qui a jusque-là largement méprisé les mouvements sociaux au profit des puissances économiques, jugées seules compétentes pour faire avancer le pays. Et puis c’est le jeu des petites alliances et des intérêts immédiats qui embourbe la réforme politique au Congrès depuis dix ans. Rien ne vaut une bonne agitation de rue pour débloquer ces situations ! Quelle que soit la circonstance, ce sont les citoyens qui instituent et constituent. La spontanéité du mouvement et l’hétérogénéité de ses demandes n’enlèvent rien à sa légitimité, les politiques devront en tenir compte d’une manière ou d’une autre. C’est le peuple qui doit décider des priorités politiques !

Le contexte brésilien est différent d’autres « printemps » démocratiques. Peut-on le rapprocher de cette onde planétaire ?

Dans les pays arabes, il s’agissait de secouer le joug de dictatures et d’obtenir des droits démocratiques de base. En Europe ou en Amérique du Nord, c’est la déconstruction de la société, livrée au capitalisme financier, qui motive les mouvements des Indignés ou Occupy. Mais, au fond, l’explosion sociale a partout pour cause la crise du système mondial, qui touche les pays émergents comme les autres.

Ce mouvement est-il suffisamment puissant pour obtenir de réelles concessions du gouvernement ?

Il a déjà obtenu des résultats inattendus ! [Voir encadré.] C’est une lame de fond. Cependant, je suis incapable de deviner où celle-ci nous emportera. En particulier, les forces sociales organisées auront-elles la capacité de capter cette énergie pour imposer de vraies transformations ? Aujourd’hui, tout est possible, et c’est un espoir.

[^2]: Principal parti de gauche qui a mené Lula puis Dilma Rousseff au pouvoir depuis 2003.

[^3]: Revendication majeure, avec la santé, l’éducation et la sécurité. Pour les transports publics, la rue a obtenu l’annulation des récentes augmentations de tarif.

[^4]: 1 réal = 0,35 euro.

[^5]: La nouvelle perle du foot brésilien.

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