Des jambes et dessins

Depuis 2010, des auteurs de BD indépendante revisitent le genre pornographique sous la houlette des Requins marteaux. Avec Q, septième volume de « BD CUL », le plaisir culmine.

Marion Dumand  • 4 juillet 2013 abonnés

Tout commence par une grande tache de cosmos. Aplat de noir tacheté de blanc. Lui succèdent deux réveils à la ligne claire. Le premier indique sept heures, deux minutes et une vie de déglingue : écran cassé, bougie coulante, coquillettes, mégots et médocs. Le second, 7 h 02 toujours, mais neuf, design, un triomphe sur nid de fourrure. Ce septième volume de « BD CUL » nous attrape à rebrousse-poil. De leur dessin, précis, sûr et surréaliste, Mrzyk et Moriceau nous plantent en quelques pages le décor. Ou plutôt les décors. À gauche, le chaos. À droite, la sophistication. À gauche, deux pieds dépassent d’une couette et se traînent sous le motif « cosmos » avant d’en sortir mollement. À droite, des jambes dynamiques ont eu le temps de faire le lit, de la course en chambre et leur toilette. Des pieds, des jambes… Et le cul, dans tout ça ? Les attributs de cette collection des Requins marteaux nous rassurent. Le titre est sans équivoque, « BD CUL ». Sa mascotte aussi : un lapin blanc, dessin cheap et phallus gonflé. On retourne l’album : au dos, le slogan affiche clairement ses intentions : « 50 % BD, 50 % cul, 100 % plaisir. »

Depuis 2010, c’est le pari (souvent) tenu des Requins marteaux. Faire de la pornographie sans caricature. Ni film de boules ni « porno chic ». Non, de la pornographie d’auteurs, et d’éditeurs. Créée par Lisa Mandel, Cizo et Felder, la collection a cette exigence et son identité propre. L’objet-livre s’inspire des petits bouquins de gare. Quant à son habillage, il vient en droite ligne du « magasin ferraille » et de son goût pour le détournement provoquant. Il y a là fausses pubs (pour la pièce de théâtre « En attendant Godomiché » ), fausses citations (de Richelieu : « À force de tirer le diable par la queue, on a les doigts qui collent » ), vrais motifs érotiques au « raccord » pour les deuxième et troisième de couverture. Sur ce terreau commun, poussent des imaginaires forts en goût. Forts au point que « BD CUL » pourrait bien être, comme autoproclamé, « le n°1 de la BD indébandante ». Comme si le talent faisait surtout bicher l’esprit… Les auteurs ne sont pas des puceaux de la bande dessinée. Prenons les plus célèbres : Bastien Vivès, Nine Antico et bientôt Anouk Ricard. Il y a là de franches réussites : la Planète des vulves, d’Hugues Micol, et sa drôle de science-fiction, les Melons de la colère, de Bastien Vivès, au titre si parlant, et Q, ce dernier né, le meilleur.

Et le cul, dans Q, alors ? Il arrive par la tangente : après avoir enfilé ses charentaises défraîchies, monsieur phallus se traîne aux toilettes, tandis que, pimpante, madame main arrose ses plantes. Tout les oppose. Chez elle, le monde est beau, raffiné, à double sens, avec coussins-tétons, langues-édredons, tapis poilus. Avec lui, il n’y a pas d’embrouilles : les saucisses étendent leur linge, le tube vomit son dentifrice, le gribouillage ramasse un vieux clope. C’est diamant contre étron, pâtisserie chic contre épicier du coin. Un seul point commun : l’art. Alors, au détour de la galerie Air de Paris (où ont réellement exposé Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, dessinateurs, artistes contemporains et réalisateurs de clips), c’est la rencontre. Belle comme un coup de foudre, tragique comme une éjaculation précoce. Raté. Il ne leur reste plus qu’à plonger dans l’ivresse, le fantasme. Et à s’y retrouver. Le noir et blanc, le dessin au trait laissent peu à peu place à des planches à l’encre, rose et bleu, qui fuse et palpite. Le phallus et la main se retrouvent libres, dauphins roses sur ciel étoilé, et la danse d’amour reprend où elle s’est arrêtée, à la rencontre, la reconnaissance. Ils se frôlent, s’accrochent, c’est poignant et cocasse, et ça explose, laissant du foutre au plafond et le monde à l’envers.

Littérature
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