Patrick Lavaud : « Pas d’identité sans altérité »

Le directeur des Nuits atypiques de Langon explique les racines altermondialistes et citoyennes de ce festival majeur.

Lorraine Soliman  • 25 juillet 2013 abonné·es

Créées en 1992, les Nuits atypiques de Langon font partie des étapes festivalières incontournables du grand Sud-Ouest. Trois jours, trois nuits, trois scènes. Concerts, films, débats, rencontres, actions culturelles innovantes sont au service d’un engagement altermondialiste de la première heure. Patrick Lavaud, ethnologue, réalisateur, mélomane, passionné par ce que la musique dit de la société, militant de terrain et fondateur de ce festival pionnier, raconte le vent de liberté qu’il a voulu insuffler en terre occitane.

Pourriez-vous resituer les conditions dans lesquelles vous avez imaginé ce festival ?

Patrick Lavaud : J’ai une formation en sciences politiques et en ethnologie, et je me suis toujours intéressé à la culture occitane et aux cultures du monde. Quand je suis arrivé à Langon, en 1991, j’ai eu envie de confronter cette petite ville de 7 000 habitants avec des musiciens venant du monde entier, et de créer un festival ouvert sur des cultures populaires. À l’époque, il existait un festival folklorique : la reconstitution d’une culture qui a été populaire et que l’on a piquée au formol, avec beaucoup de clichés… L’idée des Nuits atypiques, c’était de prendre le contre-pied et de montrer que les cultures sont vivantes. Il y avait encore très peu de festivals de musiques du monde. En août 1992 a eu lieu la première édition des Nuits. Il faut se situer dans le contexte : Langon est à 50 km de Bordeaux et à 80 km de la mer, dans la Gironde intérieure, avec à l’époque un tourisme quasi inexistant. L’été, il ne se passait rien. Les trois premières éditions du festival ont bien marché, et c’est ainsi que les Nuits se sont imposées dans le paysage.

Comment avez-vous pu obtenir les subsides nécessaires ?

Quand j’ai créé les Nuits, je venais d’être recruté pour prendre en charge ce qui allait devenir le service culturel de Langon. Il n’y avait alors aucun équipement culturel et quasiment pas de budget, mais la volonté était là. Épaulé par Martine Faure, adjointe à la culture en Gironde, j’ai pu mener deux actions fortes dès 1992. La première consistait à réinventer un carnaval à Langon. Un carnaval qui n’était pas qu’une finalité, mais aussi un moyen de donner de la dynamique à l’action culturelle. Ainsi, pendant trois mois, on a organisé des ateliers de musique, de danse, de confection de masques… Les associations de danse étaient avec nous, on a monté la Batterie fanfare, une école de samba, la Batucada d’Oc, etc. Le carnaval a connu un vif succès pendant plusieurs années. La seconde action, c’était les Nuits atypiques.

Vous avez donc toujours été soutenu par la mairie ?

Pendant six ans, j’étais contractuel à la commune. C’est dans le cadre du service culturel que j’ai pu mener ces actions. Et il est intéressant de noter qu’à partir de 1995 le festival avait un budget plus important que l’ensemble des dépenses culturelles de la ville. C’était devenu très gros, on avait accueilli 10 000 personnes pour l’organisation ! J’ai donc proposé de créer une association qui prenne le relais. C’est ce qui s’est passé et c’est assez rare qu’une commune se dessaisisse d’un projet. Nous sommes partis sur une petite manifestation estivale et, progressivement, nous avons impulsé une dynamique associative qui s’est incarnée dans d’autres projets. En 1996, par exemple, nous avons soutenu un festival au Burkina Faso, les Nuits atypiques de Koudougou, aujourd’hui autonome.

Vous avez aussi créé un label…

Oui, en 1998, le label Daqui. Il s’agissait d’aider certains artistes invités aux Nuits et qui, souvent, n’avaient pas produit de disque ou étaient en début de carrière. C’était une façon de prolonger le spectacle vivant. Ce label est distribué par Harmonia Mundi.

Ce qui lui permet de survivre ?

Oui, ça nous donne une bonne distribution et de la visibilité, ce qui n’est pas un luxe dans le contexte actuel, qui s’est beaucoup durci.

Qu’en est-il du festival ?

Il a connu des hauts et des bas. Mais nous ne sommes pas qu’un festival. Il y a le label et d’autres actions de long terme comme, en 2009, la création du Forum des langues de France. À la suite de la modification de la Constitution française de 2008, qui dit que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France, nous avons créé un lieu d’échange et de réflexion entre différents partenaires : députés, sénateurs, représentants du gouvernement, conseillers généraux, maires, responsables associatifs… C’est devenu un moment incontournable. Nous nous inscrivons dans une action culturelle et citoyenne enracinée à Langon et sur un territoire beaucoup plus large.

C’est ainsi que les Nuits atypiques se sont associées au mouvement paysan international Via Campesina, en 2006…

Dès qu’on aborde les questions culturelles et musicales en territoire rural, on est confronté à des questions politiques et économiques. Au fondement du projet des Nuits atypiques, il y a l’envie de se situer dans une démarche ouverte sur l’altérité, antiraciste et favorable aux cultures dominées. J’ai des contacts anciens avec José Bové, qui un jour m’a parlé de Via Campesina, dont il était porte-parole, et du premier forum pour la souveraineté alimentaire à Nyeleni, au Mali. J’ai donc imaginé de sortir un disque dont les bénéfices iraient à Via Campesina. J’ai mis en contact le chanteur Tiken Jah Fakoly avec ces paysans. Il s’agissait de faire un lien entre diversité culturelle et souveraineté alimentaire. Le disque comportait des plages musicales entrecoupées de prises de parole de leaders syndicaux, en français, en portugais, en espagnol, on y entendait des manifestations de rue…

Certains résument les Nuits atypiques à la « découverte de l’altérité » ?

C’est plutôt le rapport entre identité et altérité, comme les deux faces de la même pièce. C’est se découvrir en découvrant l’autre et se changer en échangeant avec l’autre. Faire venir des musiciens de très loin, mais aussi s’interroger sur sa propre culture, sa propre langue : la culture occitane locale, longtemps marginalisée, méprisée, combattue, comme beaucoup d’autres cultures dans le monde qui, parce que populaires, sont souvent des cultures dominées.

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