Masculinisme : un contre-mouvement social

L’année 2013 a été marquée par des actions de pères divorcés se disant victimes d’une société où les femmes auraient pris le pouvoir. Un an plus tard, des collectifs s’organisent pour contrer ce mouvement réactionnaire et anti-féministe.

Ingrid Merckx  • 6 mars 2014 abonné·es

Nantes, 15 février 2013. Deux hommes se perchent en haut de deux grues. Le premier, Nicolas Moreno, redescend au bout de quelques heures. Le second, Serge Charnay, y reste quatre jours. Il se présente comme un père privé de son enfant et se dit victime d’un pouvoir judiciaire plus favorable aux mères. Les médias se déchaînent. Quand il retouche terre, il fait le « V » de la victoire devant les caméras. Trois jours plus tard, Patric Jean, le réalisateur de la Domination masculine  (2007), écrit dans le Monde une tribune intitulée « L’escalade des pères à Nantes cache une proposition de loi ». Ce texte, déposé le 24 octobre 2012, veut instaurer la résidence alternée obligatoire en cas de divorce et faire entrer dans la loi le « syndrome d’aliénation parentale » (SAP), idée selon laquelle la femme aurait tendance à dénigrer le père pour éloigner ses enfants de lui. Patric Jean a reconnu dans le discours des pères perchés la rhétorique propre au « mouvement masculiniste » qu’il a étudié au Québec. « Cette affaire des grues de Nantes  […] n’est en rien un coup de folie d’un père isolé. C’est un long travail politique qui n’en est qu’à son début. »

Cinq jours après l’affaire de Nantes, un homme grimpe en haut de l’aqueduc des Arceaux, à Montpellier. En mars, un campement à Belfort signale la tenue d’un « Printemps des pères ». En mai, quatre hommes occupent une terrasse de la cathédrale d’Orléans. Le 5 juillet, trois autres s’installent en haut d’une cheminée à Grenoble… Tous demandent une révision de leur dossier de divorce et que la résidence alternée soit rendue obligatoire. Depuis juin 2013, un collectif de la Grue jaune s’est constitué, réunissant une trentaine d’associations. SOS Papa a conclu un partenariat avec la Manif pour tous, en opposition à la PMA pour les couples de femmes et pour affirmer son attachement au chef de la cellule familiale classique. Les féministes réagissent discrètement. Historiquement, la défense des mères n’intéresse qu’un courant minoritaire. Le collectif Osez le féminisme dénonce néanmoins « des idées nauséabondes »  : « SOS Papa est une association réactionnaire, lesbophobe et antiféministe. » Dans les médias, d’abord globalement complaisants, paraissent des analyses plus critiques. Un an plus tard, Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle (Bambulle) est publié. Il est l’œuvre du collectif Stop masculinisme, qui, constitué de féministes des deux sexes, s’attelle à définir le masculinisme et à démonter ses principaux chevaux de bataille : la résidence alternée imposée, le SAP, les hommes battus et la crise de la masculinité. Il décrit «   une mouvance d’hommes hostiles à l’émancipation des femmes, souhaitant conserver leurs privilèges et leur position de pouvoir. »

« C’est une forme de contre-mouvement social, diagnostic Franck, enseignant et membre du Collectif anti-masculiniste Île-de-France. Les masculinistes sont convaincus que les féministes sont allées trop loin et qu’ils doivent se battre pour récupérer des droits dont ils auraient été spoliés. » Même écho sur le site Mascuwatch, portail d’anti-masculinistes français, d’obédiences aussi diverses que la nébuleuse adverse. Le plus souvent, ses membres préfèrent garder l’anonymat. Par habitude libertaire « ou par crainte de représailles », glisse Stéphanie Lamy, cofondatrice du collectif Abandon de famille-tolérance zéro, qui soutient les victimes de non-paiement de pensions alimentaires. « On nous appelle les “mères-CAF” », grince-t-elle. Pas moins de 40 % des pensions alimentaires seraient peu ou pas payées. Stéphanie Lamy a reçu des menaces de mort et se dit harcelée. « Les activistes masculinistes sont d’abord intrusifs, mesure Franck. Lors de notre dernière manifestation, ils sont venus nous filmer et nous photographier. » Pour constituer des fichiers ? « Certains sont violents, précise Stéphanie Lamy. Avec leur famille, mais aussi dans la sphère publique. Le modèle anglo-saxon dont ils s’inspirent, Fathers for justice, est connu pour ses actions agressives. » « Les masculinistes se disent égalitaristes, mais, ce qu’ils défendent avant tout, ce sont leurs intérêts matériels : pensions alimentaires et patrimoine », précise Franck. « Ils ont tendance à considérer leurs enfants et leur (ex)-femme comme leur chose », renchérit Stéphanie Lamy. Ils contestent des inégalités telles que le plafond de verre et relativisent les violences faites aux femmes en y opposant celles infligées aux hommes. « S’il y a bien un tabou sur les hommes battus, c’est sans commune mesure avec les femmes battues. En outre, pourquoi les opposer ? Les deux phénomènes ne s’annulent pas », observe Franck.

Le principal angle d’attaque des masculinistes reste la paternité. « Mais cette paternité est plus liée à la masculinité, analyse le sociologue Éric Fassin [^2]. Les enfants sont un prétexte pour gagner la compassion générale et imposer l’idée que les femmes nous gouvernent. Or, cette inversion est démentie par la sociologie : les femmes ne gouvernent pas. Et les enfants sont le nouveau champ de bataille de la guerre des sexes. » Mascuwatch pousse loin l’analyse de la rhétorique masculiniste – les « narratives »  – en montrant comment elle détourne les thématiques féministes. « Ce qui est paradoxal, ajoute Éric Fassin, c’est que l’on passe de “les masculinistes disent n’importe quoi” à “ils n’ont pas tout à fait tort”… Cela notamment quand il est question de la répartition des tâches domestiques. » Selon Stéphanie Lamy, les politiques qui défendent la résidence alternée systématique se font leurrer. Comme Clémentine Autain, dont le nom apparaît (avec celui de la féministe Geneviève Fraisse) en bas d’une pétition favorable à la mesure et rédigée par une certaine Stéphanie Hain, membre de SOS Papa. « Je n’ai pas signé ce texte, précise Clémentine Autain, j’ai dit que j’en approuvais le contenu et qu’il avait mon soutien. J’ai toujours combattu le masculinisme, mais je suis pour l’égalité. Je suis donc favorable à ce que la résidence alternée devienne la norme. » Plusieurs élus de gauche sont sur cette ligne. Des écologistes défendent une proposition de loi sur la résidence alternée. Les anti-masculinistes ne sont pas opposés au principe, mais ils redoutent qu’elle soit imposée, notamment en cas de suspicion de violences. « Quand les deux parents y sont favorables, cela fonctionne, remarque Stéphanie Lamy, même si les écarts de salaires sont tels que la résidence alternée s’accompagne majoritairement d’une paupérisation de la femme… » « Il est légitime que les pères souhaitent s’investir dans l’éducation de leurs enfants et contribuer aux tâches parentales, ajoute le collectif Stop masculinisme. Cependant, les masculinistes ne cherchent ni à lutter contre le sexisme ni à atteindre l’égalité dans ce domaine. »

Les juges aux affaires familiales comptent aussi parmi les cibles des masculinistes. La garde des enfants serait attribuée à 80 % aux mères, rappellent-ils, mais sans préciser que, majoritairement, c’est à la demande des deux parents. Seuls 18,8 % des pères réclameraient la résidence alternée et ils l’obtiendraient à 17,3 %, d’après le ministère de la Justice (2013). Seuls 2 % des divorces et 6 % des séparations se solderaient par un désaccord sur le lieu de résidence de l’enfant. En outre, « 93 % des pères et 96 % des mères obtiendraient satisfaction », soit quasiment la même proportion. « On a longtemps observé une sorte de “prime à la mère”, les renvoyant à un rôle très genré : elles obtenaient la garde, c’était dur pour certains pères, admet Caroline Mécary, avocate spécialisée dans les affaires familiales. Aujourd’hui, ce qu’on observe surtout, ce sont de grandes variations entre les juridictions, certaines restant très sexistes. Mais, globalement, les inégalités s’atténuent. » Il ne faudrait pas confondre masculinistes et nouveaux pères : « Plutôt que de s’engager dans une remise en cause profonde de l’ordre sexué, le pouvoir de la grue semble parfaitement s’accommoder de celui déjà en place », commente Aurélie Fillod-Chabaud, auteure d’une enquête à l’Institut universitaire européen sur les groupes militants de pères séparés. Même position pour Stop masculinisme : « Le discours de la crise de la masculinité n’est rien d’autre qu’un contre-feu allumé pour réaffirmer la domination masculine. »

[^2]: France Culture, le 3 mai 2013.

Temps de lecture : 7 minutes