« Regarde les lumières mon amour », d’Annie Ernaux : Le temps des hypermarchés

Dans  Regarde les lumières mon amour , Annie Ernaux décrit le quotidien d’un magasin Auchan et de ses clients.

Christophe Kantcheff  • 27 mars 2014
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« Regarde les lumières mon amour », d’Annie Ernaux : Le temps des hypermarchés
© **Regarde les lumières mon amour** , Annie Ernaux, « Raconter la vie », Seuil, 72 p., 5,90 euros.

Conviée à participer à la nouvelle collection du Seuil, « Raconter la vie », codirigée par le sociologue Pierre Rosanvallon [^2], Annie Ernaux a « choisi comme objet les hypermarchés ». « Sans hésiter », précise-t-elle. « Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les “experts”, tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui. » Elle poursuit : « On ne mesure pas l’importance  [de l’hypermarché] sur notre relation aux autres, notre façon de “faire société” avec nos contemporains au XXIe siècle. » Voici donc le nouveau livre d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour. Comme Saint-Simon s’est fait le mémorialiste de la cour de Louis XIV, Annie Ernaux tient le journal de ce qu’elle a vu et vécu au long d’une année dans le gigantesque Auchan de Cergy, près de chez elle.

Le livre s’inscrit pleinement dans la démarche de l’auteure du Journal du dehors, qui ne cesse d’interroger quelle subjectivité le social produit, quel « moi » celui-ci façonne. Elle s’intéresse là à un territoire comme elle les affectionne, puissamment prosaïque, exclu pendant longtemps du champ des représentations littéraires ou artistiques. Annie Ernaux ne se rend dans cet hyper ni en anthropologue, ni, comme certains, « avec leur air d’être là sans y être, pour signifier qu’ils sont au-dessus du gros de la clientèle d’Auchan », mais en cliente comme une autre, sinon qu’elle y prend des notes, mentalement. « Voir pour écrire, c’est voir autrement. » Son regard est d’une grande acuité. Rien de ce qui relève du système de contrôle social qu’instaure l’hypermarché, via une violence symbolique réitérée dans les rayons ou aux caisses, ne lui échappe. Ce sont les tarifs promotionnels biaisés – la viande à « moins d’un euro par personne »  – qui s’avèrent coûteux si toutes les données sont prises en compte dans le calcul. « Cet art des hyper à faire croire à leur bienfaisance », commente l’auteure. C’est l’incitation à échanger le « vieux » cartable d’école en échange de menues pièces pour acquérir du neuf. Commentaire : « Jamais trop tôt pour inculquer aux individus la valeur du nouveau, tout beau on le sait, au détriment de la valeur d’usage. » C’est l’assurance, par moult techniques commerciales, de la « docilité » de la clientèle.

Annie Ernaux décrit ce lieu organisé pour la consommation et pour rien d’autre. D’où, paradoxalement, la transformation de l’espace presse, « plaisant, silencieux, presque secret » où il était possible de lire un journal dans un coin, en « une sorte de hall  […] inhospitalier ». Mais ce texte n’est pas seulement accablant pour les hyper. D’abord parce qu’il y a ceux qui les fréquentent. Annie Ernaux décrit abondamment les clients de l’Auchan de Cergy. Elle note, apprenant que « 130 nationalités sont présentes sur l’ensemble du territoire de la ville », que « nulle part ailleurs elles ne se côtoient autant qu’ […] à Auchan. C’est ici que nous nous habituons à la présence proche des uns et des autres, mus par les mêmes besoins essentiels de nous nourrir, nous habiller ». Elle fait comme des photographies de cette diversité de population, majoritairement féminine, avec des vieux, des jeunes, des enfants, des Noirs, des femmes voilées… À propos d’un très vieil homme « plié en deux », sortant du magasin, elle a cette image : « Il m’émeut comme un scarabée admirable venu braver les dangers d’un territoire étranger pour rapporter sa nourriture. » De la bouche d’une jeune femme, elle entend cette parole émerveillée adressée à sa petite fille, dans sa poussette : « Regarde les lumières mon amour ! »

Oui, l’hypermarché est aussi un lieu d’émotions et de plaisir. Annie Ernaux n’écarte en aucun cas cette réalité, pour mieux l’interroger. Elle convoque ses propres souvenirs, évoque les différents hyper qu’elle a fréquentés au gré de sa vie, où elle aimait se retrouver après une journée solitaire d’écriture. Au terme de son journal, elle confie : « Souvent, j’ai été accablée par un sentiment d’impuissance et d’injustice en sortant de l’hypermarché. Pour autant, je n’ai cessé de ressentir l’attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s’y déroule. » Regarde les lumières mon amour est un livre magnifique de profondeur et de complexité.

[^2]: Qui a inauguré la collection avec le Parlement des invisibles (68 p., 5 euros).

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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