Le « conatus » vous dis-je !

Christine Tréguier  • 30 avril 2014
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Si vous n’avez pas déjà vu Bienvenue dans l’angle alpha , ne manquez pas les prochaines représentations, en juin, à la Manufacture des Abbesses. Cette pièce, mise en scène par Judith Bernard et sa troupe Ada-Théâtre, est une adaptation du livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique, 2010). La complicité entre eux est grande, puisque c’est elle aussi qui avait mis en scène d’ Un retournement l’autre , une comédie en alexandrins.

Cette pièce jubilatoire fouaille et met à nu les ressorts de l’univers du travail. Les deux pivots en sont : une double échelle, rouge, objet magique symbolisant la pyramide hiérarchique, l’échelle sociale, la volonté d’ascension vers le sommet, la croissance, bref, le monde capitaliste dans toute sa splendeur, et le «  conatus  », concept-clé de la pensée de Spinoza. Frédéric Lordon a fait de ce conatus – qu’on peut traduire par « puissance de faire », appétit, voire désir, un levier de l’acceptation du capitalisme néolibéral par les êtres humains. L’aspiration qui met en branle le système et le maintient en fonctionnement. Autrement dit, le pourquoi de la fameuse « servitude volontaire » qui permet aux dominants et aux tyrans en tous genres de perdurer.

Extraits explicites : « Le conatus est un principe de mobilisation des corps… C’est l’énergie du désir, qui jette le corps à la poursuite de son objet… Quand un entrepreneur forme le projet d’une entreprise, c’est son conatus qui le meut. Mais lui a besoin pour assouvir son désir d’asservir d’autres conatus. » Ou encore d’un manager pour motiver ses « managés » dans un centre d’appel. « Mon conatus est beau, il est fort, il est libre. Il est gonflé de sève et tendu comme un chibre… Plus sincère le sourire, dans la voix, dans la voix, ordonne le manager. Faut pas faire semblant on ne veut pas des machines, on veut des personnes, des personnes tout entières, impliquez-vous putain, avec le sourire dans la voix, dans la tête, dans le cœur, dans le cœur, bordel ! »

Judith Bernard n’a ni modifié ni tronqué le texte bavard et extrêmement dense de Lordon. Elle l’a rendu fluide et digeste en y faisant entrer les corps des cinq comédiens et d’une danseuse. Ils virevoltent, miment, s’affrontent, exprimant, scénette après scénette, les conatus des uns et des autres quelle que soit leur classe sociale. L’échelle rouge est leur instrument et leur surface de jeu, leur point de croisement et d’enchevêtrement. Elle se plie, se déplie, fait office de support de drap de projection, se couche pour mieux se redresser, restituant, dans toutes ses positions, les rapports de domination d’une catégorie ou d’un individu sur les autres.

Habilement, Judith Bernard interroge également le mode de travail et les objectifs de l’artiste. Lui aussi a le conatus actif, avide de séduire et entrant dans le jeu de la domination pour atteindre des objectifs parfois plus mercantilo-individualistes que créatifs. Mais l’art est également le moyen de renverser cette organisation pour tendre vers autre chose. Car le conatus peut aussi aspirer à la liberté et être son moteur. Cette réflexion, inscrite en creux tout au long de la pièce, clôt le spectacle et on regrette que ce soit « déjà » fini. Le public, explique la metteuse en scène-comédienne, est attentif et ne semble pas s’ennuyer. Y compris les collégiens et lycéens venus nombreux. Ces jeunes, pourtant nourris à Twitter et aux messages courts, ont avalé 1 h 15 de Spinoza et de Lordon avec gourmandise.

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La bande-annonce[http://www.youtube.com/watch?v=L_4CIAiqgpc->http://www.youtube.com/watch?v=L_4CIAiqgpc]

Un article d’Éric Aeschlimann http://bibliobs.nouvelobs.com/theatre/20140304.OBS8467/spinoza-le-liberalisme-et-l-escabeau.html

Entretien avec Judith Bernard[http://www.youtube.com/watch?v=RtRpABnNoaA->http://www.youtube.com/watch?v=RtRpABnNoaA]

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Temps de lecture : 3 minutes
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