Pierre Khalfa : Désobéir aux traités, refonder l’Europe

Selon Pierre Khalfa, un projet progressiste se doit d’être européen. Or, l’Union apparaît aujourd’hui comme un carcan pour les peuples. Comment un gouvernement de gauche peut-il débloquer la situation ?

Pierre Khalfa  • 10 avril 2014 abonné·es

La gauche de transformation sociale et écologique est prise dans une contradiction. D’une part, un projet progressiste se doit d’être européen, et ce pour cinq raisons. Face à la puissance du capital globalisé, il faut un espace politique et économique pour faire contrepoids ; une Europe refondée pourrait remplir ce rôle. La deuxième raison renvoie à la montée de la xénophobie et des tensions nationalistes : l’Europe doit devenir un espace politique de coopération pour empêcher que cette situation ne s’aggrave. L’Europe actuelle s’est construite sur la concurrence entre les États et sur le moins-disant fiscal et social : y mettre fin serait un objectif majeur d’une Europe refondée. C’est la troisième raison pour garder une perspective européenne. Ensuite, certains domaines nécessitent des politiques publiques exigeant des décisions communes fortes au niveau européen : c’est à ce niveau qu’une politique de relance budgétaire et monétaire aurait une efficacité démultipliée. La cinquième raison tient aux rapports de force dans les négociations internationales, qui ont vu la montée de nouveaux acteurs de taille continentale et dont le poids économique va croissant : dans cette situation, aucun des États européens, y compris les plus grands, ne peut réellement jouer un rôle important tout seul.

Mais, d’autre part, cette refondation de l’Europe apparaît aujourd’hui hors de portée. L’Union européenne est un carcan pour les peuples et la souveraineté populaire y est, de fait, niée. Ce « déficit démocratique », comme le nomment pudiquement les commentateurs, trouve son répondant dans celui des États-nations. Les traités européens et autres directives n’ont pas été imposés aux États. Ce sont les gouvernements nationaux qui ont été à la manœuvre pour les mettre en place, et la souveraineté populaire a été bafouée aussi dans le cadre national. Rappelons-nous l’épisode du TCE. Comment alors débloquer la situation ? Aucun changement substantiel n’aura lieu sans ouvrir une crise majeure en Europe et sans s’appuyer sur les mobilisations populaires. Même si leurs limites sont évidentes aujourd’hui – elles n’ont pas réussi à peser sur la situation –, la multiplicité des résistances, les formes souvent inédites qu’elles prennent, leur ampleur dans certains pays sont le signe que les sociétés n’acceptent pas le délitement organisé par l’oligarchie politico-financière. L’existence des mobilisations populaires est une condition nécessaire mais pas suffisante, car elles doivent aussi déboucher sur une rupture politique dans un ou plusieurs pays de l’UE.

Des victoires électorales de coalitions aspirant à un changement de société seront indispensables pour engager ces processus de rupture. Un gouvernement de gauche devrait alors prendre un certain nombre de mesures unilatérales en indiquant qu’elles sont vouées à être étendues à l’échelle européenne. Il s’agirait de mesures coopératives, en ce sens qu’elles ne seraient dirigées contre aucun pays, contrairement aux dévaluations compétitives prônées par les partisans de la sortie de l’euro, mais contre une logique économique et politique. Plus le nombre de pays les adoptant serait important, plus leur efficacité grandirait. C’est donc au nom d’une autre conception de l’Europe qu’un ou plusieurs gouvernements de gauche devraient mettre en œuvre des mesures rompant avec la construction actuelle de l’Union européenne. Par exemple, concernant l’euro, un gouvernement de gauche pourrait enjoindre à sa banque centrale de financer les investissements nécessaires à la transition écologique par de la création monétaire, refusant ainsi de se plier aux traités. Il pourrait de même refuser d’appliquer les politiques d’austérité en découlant. Fondamentalement, il s’agirait d’engager un processus de désobéissance aux traités et par là même d’ouvrir une crise politique en Europe en s’affrontant aux institutions européennes. L’issue de ce bras de fer n’est pas donnée d’avance. Tout dépendra des rapports de force qui seront construits, des alliances qui pourront être passées et des mobilisations populaires dans les pays de l’Union.

Temps de lecture : 4 minutes