Ce qui se joue dans le jouet

Jeux et poupées véhiculent le plus souvent une vision du monde normative, mais rien n’interdit de les subvertir.

Pauline Graulle  • 18 décembre 2014 abonné·es
Ce qui se joue dans le jouet

Fouillons dans la hotte du père Noël. Cette année, on y trouve des centaines de milliers d’« Elsa », ces poupées chantantes aux yeux de mangas issues du blockbuster de Disney la Reine des neiges et vendues à 89 euros l’unité. Mais aussi des centaines de milliers d’exemplaires du « commissariat » Lego (94 euros la boîte) et du « grand magasin aménagé » Playmobil (à 99,90 euros). On y trouve encore des tablettes interactives pour les 4 ans et plus (à 130 euros), des « ceintures espions » 100 % plastique, d’ « incroyables » machines à coudre sans fil pour les filles – si l’on en croit la photo de petite brune souriante sur l’emballage – et bien d’autres choses encore…

Des jouets par milliers

Montaigne nous invitait à considérer les jeux des enfants « comme leurs plus sérieuses actions ». Alors, que nous enseigne le contenu de cette hotte de Noël – en réalité le top 20 des meilleures ventes 2014 à la Fnac [^2] ? Que nos chères progénitures sont déjà hyperconsommatrices, accros à l’industrie hollywoodienne et… paranoïaques ? Plus sûrement, que leurs parents sont prêts à dépenser beaucoup pour leur faire plaisir. Alors que l’Europe traverse la plus grosse crise de son histoire, l’industrie du jouet y est florissante, avec un marché en croissance continue, estimé à plus de 17 milliards d’euros [^3]. Un paradoxe, sauf à considérer que, quand la vie est dure, on ne transige pas sur les derniers plaisirs. À la fin des années 1960, déjà, le sociologue Richard Hoggart s’étonnait ainsi de ces cadeaux au « prix disproportionné au revenu familial, depuis les vélos les plus luxueux jusqu’aux poupées grandeur nature »,  chez les working class britanniques [^4]. Si la profusion des joujoux sous le sapin dit sans doute quelque chose de l’humeur de notre époque, de l’utilisation de notre pouvoir d’achat et des relations entre générations, affirmer que le jouet est un miroir reflétant avec exactitude la nature de notre société est une autre affaire. Un pays où l’on joue aux Barbie n’est pas synonyme d’une société de potiches. De même, des études scientifiques montrent que jouer aux jeux vidéo n’augmente pas l’agressivité des joueurs. Tout comme était vain le grotesque programme « Feminine boy project », consistant, dans les années 1970, à redresser les petits Américains « efféminés » en les forçant à jouer avec des jouets « de garçons »… « Le jouet peut avoir une influence sur l’enfant qui l’utilise, mais parmi mille et une autres influences : l’influence de ses parents, des médias, de ses copains », souligne Gilles Brougère, professeur de sciences de l’éducation à l’université Paris-XIII [^5]. Manière de répondre à Roland Barthes, qui, dans Mythologies, estimait que les jouets, en préfigurant « littéralement l’univers des fonctions adultes », ne peuvent « évidemment que préparer l’enfant à les accepter toutes […] avant même qu’il réfléchisse ». Dire que le jouet porte un message idéologique serait d’autre part réducteur. « Le jouet naît d’un échange constant entre les désirs de l’enfant, les attentes des adultes, ce qu’en comprend le fabricant, les savoir-faire techniques à un temps donné », ajoute Michel Manson, seul historien français à avoir consacré la totalité de sa carrière à l’étude du jouet [^6].

La logique de plaisir

Il n’empêche. Si tout parent peut légitimement s’interroger sur ce qu’il met entre les mains de sa marmaille, le jouet témoigne, du moins en partie, de la représentation qu’une société se fait de l’enfance, de l’éducation, de la culture, des institutions, des rapports hommes-femmes… L’omniprésence du jouet américain dans les rayons des magasins n’est-elle pas le signe irréfutable de l’impérialisme économique des États-Unis dans un monde globalisé ? La santé éclatante de l’industrie du jouet ne prouve-t-elle pas que le petit d’homme du XXIe siècle est désormais chaudement encouragé, comme ses parents d’ailleurs, à se divertir ? Un privilège inconnu des jeunes Français jusqu’à la fin de l’Ancien Régime : « En 1693, raconte Michel Manson, le philosophe anglais John Locke publie un traité sur l’éducation où il reconnaît que, s’il est hélas impossible d’empêcher les enfants de jouer, on peut au moins teinter leur jeu de visées éducatives. » Il faudra attendre le XIXe siècle et la Révolution romantique pour que les éducateurs commencent à y voir, outre une occupation frivole, un élément indispensable à la créativité enfantine. Deux siècles plus tard, l’univers du rêve et de la fantaisie a pris le pas sur les jouets « réalistes ». De la Reine des neiges à Star Wars en passant par les Pokemon et Tomb Raider sur Playstation, il s’agit moins de préparer nos petits à devenir des adultes que de développer leur imagination. « Il y a un nouveau régime du jouet autour de la logique de plaisir, explique Gilles Brougère. Par la pub à la télé, sur Internet ou dans les catalogues, les enfants ont désormais accès à toutes les informations. Ensuite, leurs demandes d’achats sont en général satisfaites par leurs parents. » C’est un autre signe des temps : l’entrée de plus en plus précoce dans l’univers marchand. Un monde toujours plus soumis aux aléas des modes, du fait notamment de l’explosion des ventes de jouets sous licence, qui pullulent désormais dans les rayons des magasins. Des petites voitures « Cars », tout droit sorties du dessin animé Pixar éponyme, au « mini-karaoké Violetta », du prénom de l’héroïne de la série argentine pour préados diffusée sur Disney Channel, en passant par la figurine Buzz l’Éclair de Toy Story … Le jouet est devenu un produit dérivé, voire un produit d’appel pour les marques. Lesquelles proposent par exemple des tablettes interactives « co-brandées » avec la chaîne de télé Gulli, que l’enfant ira ensuite tout naturellement regarder. Dans ce nouveau système économique du jouet, l’objet n’est plus qu’un élément parmi d’autres d’une chaîne de consommation multimédia. Et le film la Grande Aventure Lego, ce succès international aux 500 millions de dollars de recettes, a dopé les ventes de la marque danoise. « Cela fait très longtemps que la littérature enfantine donne naissance à des personnages qui deviennent ensuite des jouets. L’univers de l’enfance se prête à ces ponts entre médias », fait valoir Michel Manson. « Les marques se sont engouffrées dans ce marché de la consommation enfantine, observe Gilles Brougère. Mais ce que consomme l’enfant, c’est moins un produit qu’une vision du monde. Et comme il s’agit de plaire au plus grand nombre et d’accorder le désir des parents au goût des enfants, les valeurs diffusées sont assez consensuelles. »

Le jouet, objet réactionnaire ?

De fait, sous le vernis marketing du renouveau permanent, le jouet n’a, au fond, pas tant changé au fil des siècles. « Schématiquement, on peut dire qu’entre les osselets et les jeux vidéo, le ressort ludique est le même : c’est le plaisir de la dextérité », affirme Michel Manson. Avant d’entrer dans l’univers du « cool » (vampires, musique, etc.), les plus petits continuent d’évoluer dans celui du « cute » (« mignon »). Simplement, après avoir pris les traits du Bisounours dans les années 1980, le bon vieux nounours est devenu le chaton rose bonbon Hello Kitty du japonais Sanrio. Quant aux belliqueux et surmusclés Transformers, les enfants d’aujourd’hui en font un usage finalement pas si éloigné de celui des petits soldats d’antan. Les bonnes vieilles recettes auraient même tendance à revenir à la mode. Alors que l’école non mixte est un lointain souvenir, les catalogues proposent désormais une classification rigoureuse entre « jouets pour filles » et « jouets pour garçons ». Un retour en arrière certes moins imputable à l’influence de la Manif pour tous qu’au besoin des marques d’organiser par rubriques des supports publicitaires débordant de produits. Reste que la panoplie des produits Violetta (sac à main, montre, micros, etc.) est d’un rose fuchsia sans ambiguïté. Et que même chez les Playmobil, pourtant réputés pour leur quasi-androgynie, la diversification des univers s’est accompagnée d’une sexualisation plus marquée des figurines. Réactionnaire, le jouet ? Conservateur, sans doute. « Si le jouet est plus “genré” que la société elle-même, c’est aussi parce qu’il est plus facile de construire un imaginaire à partir d’identités très fortes », avance Gilles Brougère. Rien d’étonnant, donc, si l’on constate, dans le monde des jouets comme dans le monde réel, un repli identitaire. Si la norme du genre est diffusée à l’envi, il en est de même pour la blancheur de la peau, l’hétérosexualité ou même l’image de la famille idéale. Depuis la moitié du XIXe siècle, le Jeu des 7 familles continue ainsi de diffuser obstinément l’idéal d’une famille où l’on ne compte ni belle-mère, ni demi-frères et sœurs, ni « maman numéro 2 » ! «  Face à des jouets qui sont une miniaturisation du monde, on est en droit de dénoncer une forme de conditionnement sournois de la part de l’adulte, confirme la sociologue Mona Zegai, de l’université Paris 8. Mais c’est oublier que les enfants ont une capacité à renverser les scénarios préétablis. » Barbie est peut-être « l’emblème de l’aliénation au modèle stéréotypé de la féminité », comme le soulignent les auteurs de Contre les jouets sexistes  [^7], mais rien n’est plus amusant que de déjouer les règles implicites de l’objet pour se le réapproprier. Le jouet est aussi l’apprentissage de la liberté.

[^2]: À la mi-décembre.

[^3]: Chiffre de 2012.

[^4]: La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Minuit, 1970.

[^5]: Auteur de Jouets et compagnie (Stock, 2003) et de la Ronde des jeux et des jouets (Autrement, 2008).

[^6]: Auteur d’ Histoire(s) des jouets de Noël (Tétraèdre, 2005) et de Jouets de toujours. De l’Antiquité à la Révolution (Fayard, 2001).

[^7]: Ouvrage collectif, L’Échappée, 2007.

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