Islamophobie : « Il faut lutter contre l’idée d’une menace intérieure »

Ismahane Chouder analyse une forme de racisme qui vise principalement les femmes.

Denis Sieffert  et  Marie Roy  • 11 décembre 2014 abonné·es
Islamophobie : « Il faut lutter contre  l’idée d’une menace intérieure »
© **Ismahane Chouder** est animatrice du Collectif des féministes pour l’égalité, elle a coécrit *Les filles voilées parlent* , avec Malika Latrèche et Pierre Tevanian (La Fabrique, 2008). Photo : AFP PHOTO / MEHDI FEDOUACH

Le 13 décembre, à Paris, Londres et Bruxelles, se tiendra la Journée internationale contre l’islamophobie (voir encadré). Elle rassemblera collectifs et organisations qui se mobilisent contre les différentes manifestations de cette forme de racisme, des contrôles au faciès aux agressions de femmes voilées. Une série d’actes en augmentation, nous dit Ismahane Chouder, au nom d’un prétendu combat pour la laïcité et l’émancipation des femmes.

Où en est-on de la reconnaissance de l’islamophobie en tant que racisme ?

Ismahane Chouder : D’un point de vue institutionnel, cette reconnaissance avance, mais légèrement. Le refus du terme « islamophobie », qui constituait un premier blocage, a été en partie dépassé [^2]. Mais on peine à cerner la réalité que recouvre ce mot en termes de racisme. Du côté des organisations antiracistes, on note aussi beaucoup de frilosités sur la terminologie, dans la dénonciation et dans la mobilisation. Face à des actes identifiés comme islamophobes, il n’y a pas de positionnement clair.

**Que répondre à ceux qui estiment que l’islamophobie n’est qu’un droit à critiquer une religion ? On se souvient d’un article en 2003 de l’ex-directeur du Point, Claude Imbert, qui s’était déclaré fièrement *« un peu islamophobe ».

Aujourd’hui encore, cette confusion existe et elle est entretenue. Il ne s’agit évidemment pas de contester le droit à critiquer une religion, en l’occurrence l’islam, mais de se positionner et de lutter contre une nouvelle forme de racisme.

Comment expliquer que l’islamophobie n’a pas la même reconnaissance officielle que l’antisémitisme ?

Cette espèce de hiérarchisation est dramatique et dessert l’antiracisme. En donnant une légitimité moindre à l’islamophobie par rapport à l’antisémitisme, on nourrit un ressentiment et on fait le jeu des extrêmes. Au cours des trois derniers mois, on a enregistré 23 agressions physiques de femmes voilées. Or, la réaction des institutions et des organisations traditionnelles antiracistes est pour le moins tiède. D’une certaine façon, cette tiédeur relève des mêmes logiques que celles du racisme lui-même.

La situation internationale a-t-elle une influence sur l’aggravation de l’islamophobie ?

Il existe en effet une géopolitisation du racisme, qui montre un islam monolithique. On ne prend même pas la peine de distinguer les différentes formes de pratiques. Mais, le plus grave, c’est que la notion de terrorisme est instrumentalisée pour produire des amalgames.

Des concepts fondateurs comme la République ou la laïcité sont également instrumentalisés…

9 h 30, table ronde : « L’islamophobie dans tous ses états ». 13 h 45, six ateliers thématiques - Accompagner ses enfants lors des sorties scolaires, un droit pour la mère et pour l’enfant - Déni d’égalité et refus des droits : quelles réponses féministes à l’islamophobie ? - Une école pour tous et toutes, maintenant ! la légitimité de la loi de mars 2004 et son abrogation - Déni des droits politiques : comment les musulmans peuvent-ils exister comme sujets politiques ? - Islamophobie : de l’extrême gauche à l’extrême droite - Droit au travail et droits au travail. 17 h, table ronde : « Vaincre le racisme et (re)conquérir nos droits ». 19 h, lecture de « Musulman », roman, de Zahia Rahman.

Université Paris 8-Saint-Denis, amphi D001. M° Saint-Denis-Université.

Contact : islamophobie13dec2014@gmail.com

Oui, de même que les notions d’égalité des sexes et de liberté sont parfois utilisées contre les musulmans, alors qu’elles devraient fonder le socle commun du vivre-ensemble. L’islamophobie vient du fait qu’on a l’impression qu’une menace intérieure se forme contre ces principes. Ce qui produit un réflexe d’adhésion spontanée à la défense d’un projet de société. Le préjugé naît de l’idée que l’on est en face d’une catégorie de personnes inassimilables, à cause d’une religion qui serait incompatible avec les valeurs et les principes républicains. Ce qui légitime en retour une parole d’intolérance et de racisme qui va parfois jusqu’au passage à l’acte. À cela, il faut ajouter le climat de crise généralisée, essentiellement économique et sociale, qui favorise la logique du bouc émissaire.

La loi du 15 mars 2004, officiellement contre le port des signes religieux à l’école, mais qui désignait en fait le voile, a-t-elle constitué un tournant dans la stigmatisation ?

Oui, il y a eu un vrai tournant. Cette loi, indépendamment de son domaine d’application, a ouvert le champ des possibles en matière d’exclusion et de discrimination. Alors qu’elle était circonscrite aux élèves du primaire et du secondaire, on a assisté, dès 2004, à une inflation d’applications et à l’extension de son champ à l’université, aux services publics, aux banques et aux entreprises. C’est-à-dire des secteurs qui étaient censés être porteurs d’une logique anti-discriminatoire et antiraciste. Cela a favorisé le passage à l’acte, notamment les agressions en raison du port du foulard. Car, selon les statistiques, le public ciblé est très majoritairement féminin. Ainsi, selon le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), 87 % des agressions envers des personnes visent des femmes. Et les femmes voilées constituent la première cible d’agressions physiques, à 76 %.

Comment expliquez-vous cette fracture dans le mouvement féministe, avec des organisations qui se sont montrées anti-musulmanes ?

Cette fracture a été dramatique. Les femmes musulmanes ont été renvoyées à des stéréotypes. On ne respecte pas leur choix et leur modèle d’émancipation. Comme s’il existait un modèle unique de libération et d’émancipation des femmes. Ce qui a manqué, c’est la parole des principales concernées. On a assisté à un refus de tout espace de dialogue qui aurait permis d’entendre l’expression de ce qui procède souvent d’un libre choix. Au lieu de cela, on a substitué à la parole des femmes une parole d’experts autoproclamés. En réaction, nous avons introduit dans notre collectif une notion d’égalité « femme-femme » et non plus seulement « homme-femme ».

On a parlé à la place des femmes en désignant le foulard comme un signe de soumission, alors que ça peut être cela, mais d’autres choses aussi qui relèvent d’un choix personnel…

Oui, parce que le foulard d’une femme ne dit rien d’elle a priori. On oublie souvent cette précaution préliminaire : si le foulard est un symbole, il est important de savoir ce que dit la personne qui revêt ce symbole. Cette précaution est rarement prise, car ce symbole renvoie exclusivement, dans l’imaginaire de beaucoup, au patriarcat. Et un patriarcat qui ferait exclusivement écho à une religion : l’islam.

L’islamophobie se manifeste parfois par des agressions physiques et des violences. Mais elle est souvent invisible et inavouable.

Bien sûr. Il faut décrypter les logiques sous-jacentes qui sont en jeu derrière l’islamophobie. Il y a le racisme prégnant des années 1980, qui est un racisme anti-Arabes, le racisme au faciès, des violences policières qui augmentent, le racisme anti-Noirs et anti-Roms. Ce sont aussi des facteurs généraux potentiels de discrimination pour le logement, l’emploi ou l’accès à l’éducation. En tant que prof et parent d’élève, je suis moi-même exposée à des logiques racistes inavouées et invisibles qui traversent tout le corps professoral, parfois dans des pratiques de bonne foi. Parce que ces logiques discriminatoires sont intériorisées et qu’on ne se rend même plus compte que c’est aussi du racisme.

Peut-on dire qu’il y a une sorte de réminiscence coloniale dans l’islamophobie ?

Oui, de manière consciente ou inconsciente, il existe un héritage qui fait adopter une certaine posture : cette façon de vouloir donner des leçons de libération et d’émancipation aux musulmans sous prétexte qu’ils seraient moins civilisés. Cela ramène à l’image que les musulmans ne sont pas « d’ici » mais de « là-bas », de l’autre côté de la Méditerranée. C’est à ce niveau-là qu’il y a une vraie persistance d’une vision coloniale : « Nous allons vous montrer la façon d’être libres. » Un discours qui s’adresse majoritairement aux femmes. Il n’est pas rare que des femmes – parce que le voile, encore une fois, les rend visibles en tant que musulmanes – reçoivent cette injonction : « Retournez chez vous ! » Cela témoigne d’une incapacité à penser les citoyens français de confession musulmane comme étant d’ici. Le fait de les renvoyer à un ailleurs montre à quel point ce refus est ancré. Le refus de les reconnaître comme des citoyens à part entière de ce pays et de cette société procède bel et bien d’un héritage colonial.

[^2]: La Commission nationale consultative des droits de l’homme a repris à son compte, dans un rapport publié le 1er avril, le mot « islamophobie ». En 2012, cette instance avait déjà constaté que « les actes dirigés contre les musulmans sont en très forte hausse ».

Publié dans le dossier
Islamophobie : Un racisme banalisé
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