Quand le jazz est loup

Les jeunes musiciens de l’Amazing Keystone Big Band reprennent *Pierre et le Loup* de Prokofiev. Heureuse réinvention.

Lorraine Soliman  • 4 décembre 2014 abonné·es
Quand le jazz est loup
© **Pierre et le Loup… et le jazz !** , Le Chant du Monde/Harmonia Mundi. www.keystonebigband.com **Concerts :** le 9 décembre à Angers, du 11 au 13 à Lorient, du 17 au 19 à Hyères, le 22 à Lyon. Photo : Bruno Belleudy

En 1936, quand Serge Prokofiev répond à la commande du commissariat à l’Éducation de la jeunesse de Moscou, l’heure n’est pas au jazz en Union soviétique. Cette musique moderne et synonyme d’imprévisible n’est guère compatible avec le régime de Staline. Aussi, celui que la République socialiste fédérative soviétique de Russie nommera onze ans plus tard « artiste du peuple » serait peut-être surpris d’entendre son poème symphonique revu et corrigé par les jeunes loups de l’Amazing Keystone Big Band. Surpris, mais sans doute heureux.

Plus qu’une transposition de l’orchestre symphonique au big band de jazz, il s’agit d’une adaptation, avec la prise de risque que cela signifie. En réponse à la commande – encore une, ironie de l’histoire – du festival Jazz à Vienne, David Enhco, Bastien Ballaz, Jon Boutellier et Frédéric Nardin se sont attelés à réorchestrer la lettre de cette œuvre phare sans (trop) toucher à son esprit. «   L’idée nous a tout de suite emballés   », explique David Enhco, 26 ans, trompettiste et codirecteur du big band. «   Beaucoup de monde découvre la musique avec Pierre et le Loup. Mais les enfants n’ont que rarement l’occasion d’écouter du jazz, et encore moins en big band, un type de formation très peu compatible avec l’économie du milieu. » L’idée d’utiliser la notoriété du conte de Prokofiev pour promouvoir le genre auprès des plus jeunes et «   changer un peu son image » est un pari que le jeune orchestre (moyenne d’âge entre 25 et 30 ans) relève sans hésiter. Pari doublement gagné. Car non seulement la musique est belle, mais c’est avec ce projet que le big band prend véritablement son envol. Depuis la première, en juin 2012, devant 6 000 enfants dans le Théâtre antique de Vienne, cet orchestre de dix-huit musiciens a donné une centaine de représentations. Et le projet ne s’en tient pas là. «   On essaie avant chaque concert de rencontrer un maximum d’enfants sur leur lieu d’apprentissage. On organise des ateliers dans les écoles, les centres sociaux, les théâtres. On leur présente le jazz et l’improvisation, on leur parle du spectacle qu’ils vont voir et on devient plus proches d’eux. Ensuite, c’est à leur tour de venir sur notre lieu de travail, mais du coup avec une approche totalement différente.   » Le succès est à son comble quand ce sont les enfants qui emmènent leurs parents « écouter-voir » ce Pierre et le Loup jazzistique. Au-delà du plaisir musical que cette adaptation procure, il s’agit réellement de démystifier le jazz et d’expliquer aux plus jeunes que l’improvisation est «   un art qui s’apprend et reflète des valeurs civiques qui font souvent défaut dans notre société : l’écoute, le partage, la confiance …  » .

Beau pari en effet que celui de l’Amazing Keystone Big Band, cet orchestre créé «   sur un coup de tête », en 2010, par quatre anciens complices des classes de jazz du Conservatoire national supérieur de Paris. Pourquoi Keystone ? «   Parce que nos premiers concerts ont été donnés dans un club de jazz à Lyon qui s’appelle La Clé de voûte. » Le caractère amazing de l’orchestre tient à sa jeunesse, à son dynamisme et à son swing espiègle qui va comme un gant aux personnages du conte. Ici, l’oiseau est bien une flûte traversière, appuyée par la trompette bouchée, le canard est un saxophone soprano, Pierre est représenté par la section de cordes (guitare, piano, contrebasse) et les trombones hurlants figurent le terrible loup. Les arrangements respectent le caractère didactique de l’œuvre, tout en la transportant avec agilité à travers les âges du jazz. Denis Podalydès et Leslie Menu ont prêté leur voix au projet, qui s’incarne dans un album prêt à rejoindre la version de Gérard Philipe (1956) dans les rayons des médiathèques.

Musique
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