Le front anticulturel de l’extrême droite

Actes de censures, suppressions de subventions… Le Front national affirme son projet culturel sur le mode régressif. Les artistes doivent-ils se produire dans les villes FN ? Le débat est complexe.

Ingrid Merckx  • 23 septembre 2015 abonné·es
Le front anticulturel de l’extrême droite
© Photo : Le maire FN de Camaret-sur-Aigues a fait retirer l’affiche du film la Belle Saison, de Catherine Corsini. DR

Sur scène avec Robert Ménard. Le 19 septembre, Camille Simeray a joué et chanté pour l’inauguration d’un espace à Béziers (34) dédié au poète occitan Yves Rouquette. Le maire était présent. « On nous reproche de jouer “pour la mairie”, confie la chanteuse de La Meute rieuse. On sous-entend que nos cachets comptent plus que nos convictions. » « Mercenaires », les artistes qui jouent, se produisent, exposent dans des villes Front national ? Pire : « collabos » ? « Je suis une artiste de Béziers, reprend Camille Simeray. Les événements organisés par la mairie le sont avec de l’argent public. Les responsables culturels m’ont toujours bien traitée. » Dans ses textes, Camille Simeray défend « l’amour universel », quand Robert Ménard traite les réfugiés syriens de « déserteurs ». « On nous dit qu’on fait sa com’, reprend la musicienne. Mais, s’en aller, c’est leur laisser la place. »

Le débat ouvert en 1995 est relancé. À l’époque, des artistes comme Patrick Bruel, qui s’était vu appeler « le chanteur Benguigui » par Jean-Marie Le Pen, refusaient de jouer dans les villes FN. D’autres, comme Noir Désir, soutenaient le Sous-Marin de Vitrolles contre le parti d’extrême droite. Qu’en est-il aujourd’hui ? Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, avait annoncé qu’il délocaliserait la manifestation si la municipalité passait aux mains du FN. En mars, Massilia Sound System, groupe de reggae phocéen, a annulé sa venue à Béziers. Le 28 juillet, une troupe de théâtre cannoise, Tandaim, a fait de même à Hénin-Beaumont. « Il faut jouer dans les villes FN !, défend au contraire le chanteur et guitariste Sanseverino, ouvertement de gauche et écolo. Tous les habitants n’ont pas voté pour ce parti. En outre, il faut parler avec le FN, poursuivre la bataille d’idées. » Lui reconnaît qu’avec l’humour dont il fait preuve la confrontation tourne rarement au vinaigre. « À un concert à Saumur, en 2010, j’ai mimé la mort du pape sur scène. La mairie a quitté la salle. Mais, en général, les gens de droite sourient à mes blagues et les gens de gauche viennent me serrer la main sur le mode : qu’est-ce que vous leur avez mis ! » L’artiste ne refuse jamais une date. Sauf, récemment, pour Areva : « Ça n’aurait pas été très honnête ! »

Dans les villes FN comme ailleurs, l’argument budgétaire vient justifier des annulations. Arbitrage ou censure ? « Vous n’approuveriez pas que vos impôts servent à payer les délires d’esprits manifestement dérangés ! », a déclaré Marion Maréchal-Le Pen lors de l’université d’été de son parti, fustigeant l’exposition « Berlinhard » qui s’est tenue cet été à la Friche de la Belle-de-Mai, à Marseille. Cette exposition, « pédo-pornographique  », selon la députée du Vaucluse, aurait coûté « des centaines de milliers d’euros » aux conseils général et régional. Stéphane Ravier, sénateur-maire FN, a organisé un rassemblement de protestation devant le conseil régional, sans se dédouaner des appels à brûler les œuvres, une menace qui s’est perpétuée même une fois l’exposition close.

À Camaret-sur-Aigues (84), le maire FN, Philippe de Beauregard, a fait retirer l’affiche du dernier film de Catherine Corsini, la Belle Saison, des rues de la ville comme du site Internet municipal. Motif : ce film, dont l’affiche montre deux jeunes femmes enlacées, « comprend de nombreuses scènes de nature à perturber le public », a décrété l’élu. « Votre censure s’inscrit dans une lignée qu’on connaît bien, c’est celle qui, il y a quelques mois, voulait faire interdire l’affiche de l’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, celle qui, sous couvert de protéger les valeurs familiales, répand les passions tristes et la haine du corps », a contre-attaqué la cinéaste dans une lettre ouverte diffusée par la Société des réalisateurs de films. Réponse du public à cet acte de censure : « On a fait salle pleine !», se félicite Jacky Fiol, président de Ciné Ravelin, l’association qui gère le cinéma municipal. Atteinte aux bonnes mœurs, rejet de l’art contemporain ou baisses de dotation, les frontières sont poreuses entre ces différentes justifications. Lorsqu’un maire – y compris de gauche – suspend un projet, qui peut affirmer que c’est uniquement pour des raisons budgétaires ? Le 21 mai, le maire UMP du Blanc-Mesnil a annulé un concert de Grand Corps malade parce que le chanteur avait prévu de faire monter sur scène un habitant qui s’était opposé à lui en public. « Je paie, je choisis », aurait justifié Thierry Meignen. « Aujourd’hui, le FN a une stratégie en matière de culture », observe Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT Spectacle, qui mentionne le Clic, Collectif culture libertés et création, fondé par Sébastien Chenu, transfuge gay de l’UMP. Par exemple, le parti d’extrême droite s’affiche en défenseur de l’exception culturelle face à un gouvernement qui aurait « vendu  » la culture française au traité transatlantique. « FN et culture : bientôt la terre brûlée ? », a alerté la fédération du spectacle le 18 septembre. L’objet étant notamment de réagir aux propos d’Isabelle François, conseillère municipale FN à Annonay, qui s’en est prise aux « spectacles dépravés » de la compagnie La Baraka, d’Abou Lagraa, que le maire PS Olivier Dussopt avait proposé d’installer dans une ancienne chapelle, désacralisée, au coeur de la vieille ville. Et la CGT spectacle d’appeler artistes et public à « s’opposer fermement et solidairement à la démagogie xénophobe et anti-culture du FN ».

Mais jusqu’où ?   « Il ne faut pas abandonner les citoy ens, estime Denis Gravouil. Mais rester vigilants : le groupe punk la Souris déglinguée s’est retrouvé en concert à Fréjus avec, en première partie, le groupe de rock identitaire In memoriam. » Fréjus dont le maire a retiré l’abonnement à Libération de la médiathèque. Fréjus qui demande à ses artistes d’assurer bénévolement des ateliers périscolaires en contrepartie de leur résidence… En Île-de-France, Wallerand de Saint-Just, candidat FN aux régionales [^2], a prévenu qu’il baisserait de 30 % le budget consacré à la culture en cas de victoire. « L’art n’est pas nécessairement transgressif, argue Marion Maréchal-Le Pen. Nous soutiendrons une culture populaire où notre patrimoine et notre identité seront mis en valeur. » Et Marine Le Pen verrait bien Éric Zemmour, auteur du Suicide françai s, ministre de la Culture. Tout un programme.

[^2]: Et mis en examen pour recel d’abus de biens sociaux.

Politique culturelle
Temps de lecture : 6 minutes