Le sang, c’est de l’argent

François Hollande et le gouvernement promettent de lutter contre le financement du terrorisme. Mais s’en donnent-il les moyens ?

Thierry Brun  • 2 décembre 2015 abonné·es
Le sang, c’est de l’argent
© Photo : Demir/Anadolu/AFP

«L’argent est partout et tout le temps le nerf de la guerre : les terroristes ont, pour continuer à agir, besoin des financements indispensables à l’achat d’armes, de véhicules, de caches », a lancé avec détermination le ministre des Finances, Michel Sapin, lors d’une conférence de presse consacrée à la lutte contre le financement du terrorisme. Le 23 novembre, dix jours après les attentats, Bercy a montré ses muscles en présentant un arsenal de mesures : plus d’agents, plus d’échanges entre les services de renseignements et un plan d’action pour réduire l’usage de l’argent liquide dans l’économie [^2]. Des recrutements ont été annoncés par François Hollande pour renforcer les effectifs dans les douanes et au sein de Tracfin, la cellule de Bercy en charge de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. « Les mesures annoncées sont plutôt bonnes, mais pas révolutionnaires », relève Philippe Bock, secrétaire général du syndicat Solidaires Douanes, un bon connaisseur du dossier au sein de la direction des enquêtes douanières. « Surtout, il manque des orientations précises pour renforcer les services de l’État engagés dans la lutte contre la délinquance financière », réagit Vincent Drezet, secrétaire général de Solidaires Finances publiques, syndicat majoritaire à Bercy. « On a enfoncé des portes ouvertes ! », renchérit Éric Vernier, de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Pour ce spécialiste du blanchiment de capitaux et de la fraude en entreprise, « on ne va pas jusqu’au bout. Il y a toujours soixante territoires opaques, dont la Suisse. Certains ne sont pas considérés comme des paradis fiscaux mais posent de graves problèmes de financement du terrorisme ou d’aide au financement, notamment l’Arabie saoudite, le Qatar et Dubaï » .

**  Les agents de Tracfin *« sont débordés en raison du manque de moyens », assure Vincent Drezet. L’annonce que Tracfin pourra consulter directement le fichier des personnes recherchées « ne suffit pas », car l’Assemblée nationale a validé « une nouvelle vague de suppressions d’emplois et de baisse des budgets de fonctionnement ». À Bercy, plus de 2 000 emplois devraient disparaître dans le projet de loi de finances pour 2016, ce qui laisse de nombreuses failles dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. « Un fiasco se prépare pour les douaniers », prévient Philippe Bock. Les syndicats expliquent qu’au lieu des 1 000 postes annoncés par François Hollande, seuls 500 devraient être réellement créés. « Et on part de loin ». Le douanier en convient : « Faire reculer l’anonymat dans l’usage des cartes bancaires prépayées est une bonne chose. Mais ce sera le jeu du chat et de la souris. Il faut surtout pousser tout ce qui relève du contrôle, notamment des importations, des exportations et de la circulation intra-communautaire. Or, la plupart des brigades ont des difficultés pour fonctionner. Le taux de contrôle est ridicule, on n’y est plus du tout ! Par exemple, si on n’a pas un ciblage dans le fret express, on sait que tout va passer sans contrôle ou avec peu de contrôle » .

Éric Alt, vice-président de l’association anticorruption Anticor et magistrat, estime que « le vrai sujet est la lutte contre les canaux qui permettent le financement de l’État islamique ». Jean-Charles Brisard, consultant international, spécialiste du terrorisme et de son financement, explique notamment que 140 succursales bancaires, essentiellement des banques de dépôt, sont sous le contrôle de l’État islamique (EI). « Tous les mécanismes utilisés par la finance criminelle – sociétés écrans, paradis fiscaux, etc. – le sont aussi par l’État islamique. On revient vingt ans en arrière et à ce que disaient les magistrats de l’appel de Genève [^3]. La finance criminelle, c’est à la fois la fraude fiscale, l’argent des organisations criminelles et l’argent du terrorisme », affirme Éric Alt. Dans un rapport publié en 2014 sur les sources de financement de l’EI [^4], Jean-Charles Brisard alertait sur le fait qu’un revenu annuel de l’ordre de 2,9 milliards de dollars « reflète clairement un risque de contamination des systèmes financiers mondiaux par ces fonds illicites ». Les mesures annoncées par le gouvernement sont certes plutôt bien reçues, mais « le problème est d’être à la hauteur des enjeux », prévient le vice-président d’Anticor. « De grandes mesures européennes ont été arrêtées dans leur principe mais ne sont pas mises en place, comme la lutte contre les sociétés écrans », rappelle Éric Alt. Une manière de dire qu’en France la volonté politique fait défaut pour renforcer la lutte contre la délinquance financière.

[^2]: Pour la plupart déjà annoncées en mars, ces mesures entreront en vigueur le 1er janvier 2016.

[^3]: En 1996, sept magistrats anticorruption ont lancé un appel dénonçant « l’Europe des paradis fiscaux qui prospère grâce aux capitaux auxquels elle prête un refuge complaisant ».

[^4]: « Islamic State : The economy-based terrorist funding », Jean-Charles Brisard et Damien Martinez, octobre 2014.

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