Quand les citoyens prennent l’eau

Des collectifs militants s’emploient à ramener en gestion publique ce bien commun qu’est la ressource en eau.

Thierry Brun  • 16 décembre 2015 abonné·es
Quand les citoyens prennent l’eau
© Photo : GARO/PHANIE/AFP

Entre le massif du Jura et le lac Léman, à quelques encablures de Genève, une poignée d’associations citoyennes et environnementales, comme Attac, les Colibris, Habitats coopératifs ou Non au gaz de schiste, sont en passe de gagner leur combat pour le retour à un service public de l’eau dans le pays de Gex (Ain). Face à deux filiales de Suez Environnement, les militants associatifs n’ont rien lâché. « Ce genre de bataille n’est jamais perdu », dit avec détermination Natalia Dejean, présidente de la Coordination eau bien commun Rhône-Alpes, qui a rencontré ces citoyens gessiens lors d’un Alternatiba, village transfrontalier des alternatives, organisé à Genève en septembre. Michel Amiotte, militant d’Attac, raconte qu’un collectif « Eau de pays de Gex bien commun » s’y est constitué. « Cela nous a fait travailler ensemble sur ces thématiques de l’eau. Nous avons pu organiser des séances de formation, d’animation, des projections-débats », poursuit Natalia Dejean. Certains ont planché sur la question du changement climatique et sur l’établissement de principes démocratiques affirmant que « le droit à l’eau est un droit inaliénable, individuel et collectif » et que « la propriété et la gestion des services d’eau doivent impérativement s’inscrire dans le domaine public ». Surtout, le collectif a invité quelques spécialistes pour éplucher les rapports des filiales délégataires. « Nous avons été pris au sérieux quand nous avons montré les abus des filiales délégataires et les évolutions de prix non prévues par les contrats. Le président de l’assemblée communautaire du pays de Gex, majoritairement à droite, a demandé une étude sur les deux modes de gestion, privé et public », reprend Michel Amiotte. Il est membre de la commission consultative des services publics locaux qui a récemment voté en faveur de la régie publique. Au fil des mois, les expertises, interpellation d’élus et participations citoyennes ont eu raison des préjugés.

Le mouvement de remunicipalisation des services de l’eau et de l’assainissement est un « processus mondial en pleine accélération », indique une étude réalisée par le Transnational Institute, l’Observatoire des multinationales, le Municipal Services Project et la Fédération syndicale européenne des services publics (ci-contre). Entre mars 2000 et mars 2015, 235 cas de remunicipalisation de l’eau dans 37 pays, touchant plus de 100 millions de personnes, ont été comptabilisés. Leur nombre a doublé sur la période 2010-2015 par rapport à 2000-2010. Les cas de remunicipalisation identifiés se concentrent surtout dans les pays à revenus élevés. La majorité a eu lieu en France, siège des plus grandes multinationales de l’eau, et aux États-Unis.
Le pays de Gex est sur les pas « de plusieurs collectivités, poussées par l’action d’usagers, de représentants et d’élus qui ont tenu leurs engagements pour faire que l’eau soit un bien commun géré publiquement, et non par des sociétés privées qui en font une source de profit », réagit l’écologiste Raymond Avrillier, précurseur de la remunicipalisation de l’eau en France avec la ville de Grenoble. Il cite une autre écologiste, Anne Le Strat, et son éclatante victoire contre les multinationales, avec la création d’une régie publique pour la gestion de l’eau à Paris, au début des années 2000. « On est à rebrousse-poil, le seul secteur où s’opère un retour en force du service public », se réjouit Jean-Claude Oliva, directeur de la coordination Eau Île-de-France et l’un des animateurs de la Coordination Eau bien commun France. « Nous sommes l’exemple type de ces mouvements sociaux qui ont réussi à faire changer des politiques pour qu’elles deviennent publiques, parfois contre des élus spécialistes des grandes incantations », relève Raymond Avrillier, administrateur du service public de l’eau de la métropole grenobloise. Pour lui, la gestion de cette ressource « est un domaine hors de la conception traditionnelle des partis et des élus. C’est d’abord un service social, un bien commun patrimonial utilisé par chacun pour des usages essentiels à la vie et à l’hygiène ».

Les réseaux réunissant citoyens et associations savent aussi que le calendrier leur est favorable pour inciter les collectivités à franchir le pas. Un grand nombre de contrats de distribution conclus avec les trois multinationales de l’eau (Veolia, Suez Environnement et la Saur) arrivent à échéance entre 2015 et 2017. Ainsi, la communauté d’agglomération du Val-d’Orge, dans l’Essonne, a lancé une consultation publique. Les citoyens ont donné leur avis sur le mode de gestion de l’eau en renvoyant une carte-T : « On a été surpris par les retours, 80 % des réponses sont en faveur de la régie publique », assure Jean-Claude Oliva. Les luttes citoyennes ne s’arrêtent pas au retour en régie publique. Les actions contre les coupures d’eau se sont aussi multipliées au nom du « droit humain à l’eau potable et à l’assainissement », revendiqué par la Coordination Eau bien commun France. ONG humanitaires, caritatives et environnementales, regroupées au sein d’une plateforme réunie par la fondation France Libertés et la Coalition Eau ont ainsi obtenu l’adoption en 2013 d’une loi instituant le droit à l’eau comme un droit fondamental des citoyens. Avec ce texte, le temps des coupures d’eau s’achève et la reconnaissance, à petits pas, d’autres modèles de gestion des biens communs et des services publics fait son entrée dans la vie politique.

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