Vers un monde à + 3 °C

Si la dramaturgie habituelle des sommets climat peut réserver un sursaut des négociateurs, au Bourget, on connaît déjà les limites indépassables. Les objectifs initiaux ne seront pas tenus.

Patrick Piro  • 9 décembre 2015 abonné·es
Vers un monde à + 3 °C
© Photo : EVRARD/AFP

Quelle sera la couleur de la fumée au sortir de la cheminée du conclave du Bourget, vendredi 11 ? Ou bien samedi 12 – prudents et instruits par de précédentes nuits blanches dans l’ultime ligne droite, les organisateurs français ont demandé aux négociateurs climatiques de ne pas prendre leur billet de retour avant la fin de la semaine. Si l’on s’en tient au résultat d’étape, lundi dernier, à mi-parcours, le pessimisme est de rigueur. En une semaine, les négociateurs n’étaient parvenus qu’à simplifier le document de travail, une division par deux de son volume pour tomber à une quarantaine de pages : sur le contenu, il persistait la même indétermination sur les points clés qu’à l’ouverture de la COP 21. Pour résumer : tout et son contraire restaient encore possibles, dans un document truffé de quelque 900 propositions « entre crochets », c’est-à-dire des options non validées. L’objectif est-il de maintenir le réchauffement en deçà de 2 °C ou de viser désormais 1,5 °C (nuance considérable, c’est la survie des îles et des zones côtières les plus vulnérables qui est en jeu) ? L’accord doit-il être contraignant et, si oui, à quel chapitre ? Les grands pays émergents devraient-ils participer au financement du « Fonds vert » pour le climat ? Etc.

Alors, une certitude : la fumée ne sera pas blanche. Tout d’abord parce que les engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre mises sur la table par les pays conduisent la planète vers un réchauffement d’au moins 3 °C d’ici à la fin du siècle, un monde d’écart avec l’objectif collectivement accepté jusque-là d’une limite à 2 °C, car, au-delà, le système climatique pourrait franchir des seuils de dérèglement irréversibles. Au Bourget, l’écho des vibrants discours des chefs d’État prononcés lors de la session d’ouverture s’est vite estompé. Le retour sur scène des politiques, avec l’arrivée des ministres lundi dernier, n’a induit aucune révision à la hausse des engagements pour réduire ce fatidique degré d’écart. La stratégie de négociation s’est donc déportée vers les « clauses de revoyure » : quand et comment se retrouve-t-on pour faire le point sur l’endiguement du dérèglement et accroître les efforts ? Pas avant 2024, tel est le premier rendez-vous qui tient la corde. Soit dans neuf ans, puis tous les cinq ans ensuite : une démission pure et simple, selon la plupart des observateurs associatifs, car tout report de décision se traduit par une augmentation des gaz à effet de serre de plus en plus difficile à contrecarrer.

Par ailleurs, cette clause de revoyure est nimbée d’incertitudes : il s’agirait d’un simple « examen » des progrès, comme le laissait entendre lundi le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon – donc dépourvu d’obligations, dans la langue de la diplomatie climatique. Seules les « contributions nationales volontaires » de réduction d’émission [^2] seraient « contraignantes ». Par ailleurs, la focalisation sur le projet d’accord tend à supplanter un enjeu préliminaire capital : la révision des engagements pris d’ici à 2020, date convenue de l’entrée en vigueur de l’accord de Paris (s’il existe). Laisser filer les émissions pendant les cinq ans à venir reviendrait à saborder la course climatique décisive en lui imposant un handicap de départ peut-être insurmontable. Lundi dernier, aucune exigence réelle ne pesait encore sur les États pour la période 2016-2020. La contrainte : un terme à haut pouvoir d’irritation dans l’enceinte de la COP 21. Les pays du Sud y sont globalement favorables, parce que le dessein est essentiellement de forcer la main aux pays occidentaux, qui rechignent à rehausser leurs contributions, qu’il s’agisse de réductions d’émissions, de transfert de technologies vertes vers les pays pauvres, ou encore et surtout du financement du Fonds vert pour le climat, destiné à aider ces derniers à s’adapter au dérèglement. Les promesses d’abondement n’atteignent que 60 des 100 milliards de dollars de dotation annuelle d’ici à 2020 [^3], mais même ce montant, adopté en 2009, est remis en cause au Bourget. « À l’image d’un principe inauguré avec les contributions volontaires de réduction d’émissions, tout est devenu optionnel dans le document ! », se désole l’économiste Geneviève Azam, animatrice d’Attac. Depuis des mois, les enceintes onusiennes se consolent en invoquant un ersatz de mécanisme de contrainte : le « bonnet d’âne » que décerneraient la communauté internationale et l’opinion publique aux mauvais élèves de la lutte climatique… Réduction des émissions, financement de l’aide, caractère contraignant de l’accord : à l’effritement de décisions collectives pourtant durement arrachées au cours des COP précédentes s’ajoute une attaque sur un des principes fondamentaux qui sous-tendent les négociations depuis deux décennies : la différenciation, c’est-à-dire le traitement distinct des objectifs assignés à chaque pays en fonction de son degré de responsabilité historique dans le déclenchement du dérèglement climatique. Selon une note confidentielle [^4], les États-Unis auraient pour objectif de démanteler cette règle éthique. Première application : l’exigence que la Chine et l’Inde, notamment, s’engagent à contribuer au Fonds vert.

Et puis l’inventaire des grands escamotages du texte s’allonge. Aucune référence aux énergies renouvelables ni à l’impérieuse nécessité de laisser 80 % des réserves d’énergies fossiles dans le sol pour ne pas dépasser 2 °C de réchauffement. Le respect de la souveraineté alimentaire des peuples, menacée par des accaparements de terre destinés à créer des puits de CO2, n’est pas assuré. Et, si le recours aux marchés de droits à polluer revient en force [^5], aucun progrès ou presque sur une taxation du carbone. «  Au Bourget, il n’y a aucune discussion sur les sources même des émissions !, s’élève Pablo Solón, ancien ambassadeur pour le climat de la Bolivie, qui a rejoint le monde des ONG. En particulier, la lutte contre la déforestation n’est pas à l’ordre du jour. » En dépit de ces obstacles considérables sur la voie d’un accord, une seule issue pensable, cependant, pour l’équipe française qui conduit les négociations ainsi que les instances onusiennes : un succès. Le joker, ce sont les nombreuses annonces « non étatiques » livrées à l’occasion de la COP 21, et dont l’ambassadrice française pour les négociations climatiques, Laurence Tubiana, a indiqué depuis longtemps qu’elles feraient partie intégrante du bilan du sommet. Quand bien même ce déballage de bonne volonté ne ferait l’objet d’aucun mécanisme sérieux de contrôle. En ouverture, Stéphane Le Foll a ainsi proposé son projet « 4 pour 1 000 » d’absorption du CO2 par les sols agricoles (voir lien sur Politis.fr, p.17). Bill Gates et ses très riches amis veulent déverser des milliards pour les énergies renouvelables, François Hollande a annoncé un accroissement des efforts de la France et d’un groupe d’une douzaine de pays dans ce domaine. Dimanche dernier, à Paris, 700 villes du monde entier se sont engagées à atteindre 100 % d’énergie verte en 2050. Les promoteurs de l’initiative calculent que l’effort, d’ici à 2030, comblerait théoriquement 30 % de l’écart qui sépare les contributions nationales de la cible des 2 °C. Du pain bénit pour la déclaration finale au Bourget.

[^2]: Intended nationally determined contributions (INDC).

[^3]: Chiffre produit par l’OCDE et radicalement contesté par l’Inde, qui évalue les fonds réellement affectés au Sud à 2,2 milliards de dollars !

[^4]: Citée par le blog de Maxime Combes, sur Mediapart.

[^5]: Un investissement peu onéreux réduisant les émissions de CO2 dans le Sud crée un titre financier échangeable en Bourse.

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