Agriculture : Bien plus qu’une « crise »

L’agriculture s’enfonce dans une impasse systémique engendrée par la dérégulation du commerce mondial, conduite à marche forcée par l’Union européenne.

Erwan Manac'h  • 24 février 2016 abonné·es
Agriculture : Bien plus qu’une « crise »
© Photo : JENS BUTTNER/DPA/AFP

La crise de surproduction de l’agriculture française n’est certes pas la première du genre, mais elle pourrait bien être la plus profonde. À l’origine des marasmes actuels, il y a la levée des quotas, le 1er avril 2015, restreignant la production de lait en Europe. Par anticipation, et pour profiter au mieux de cours à leur plus haut niveau historique en 2014, de nombreux pays européens ont intensifié leur production, comptant sur le marché mondial, et notamment la Chine, pour écouler leur surplus. Mais, fin 2014, cette dernière a réduit brutalement ses importations et la demande est restée amorphe. « Le prix du lait est en chute libre partout en Europe », s’inquiétait à l’époque le lobby laitier, à quelques mois de la levée des quotas. Résultat, entre janvier 2014 et janvier 2016, le prix du lait a baissé de 25 % en France.

Et la filière porcine a connu les mêmes déboires. La hausse de la production n’a pas été suivie par la demande. D’autant que la Russie a imposé le 7 août 2014 un embargo sur la viande européenne après la peste porcine survenue en Pologne, en Lituanie et en Lettonie.

Si les éleveurs français et les maraîchers espagnols, qui connaissent une situation comparable, ne peuvent plus vivre décemment de leur travail, c’est qu’ils ne sont pas allés assez loin dans les « réformes structurelles », semblent aujourd’hui répondre leurs « partenaires » européens. Peu importe que le nombre d’exploitants agricoles ait chuté de 8 % ces trois dernières années en France et qu’un tiers d’entre eux gagnent moins de 7 700 euros par an, « le secteur doit apprendre à interpréter les signaux du marché », assénait le commissaire européen à l’Agriculture, Phil Hogan, en mars 2015. Et les États doivent suivre le mouvement, en baissant les « charges », en supprimant les réglementations (sanitaires ou liées au bien-être animal) et en favorisant le « progrès technique ».

Hormis quelques aides ponctuelles permettant aux paysans de stocker le porc ou le lait en poudre le temps que les cours remontent, l’Europe n’apporte donc aucune réponse de fond à cette crise systémique. Au contraire, tout abonde dans le sens d’une fuite en avant. Avec l’obligation de rembourser leurs dettes, beaucoup d’exploitants ont dû intensifier la production. La collecte européenne de lait de vache a ainsi augmenté de 5,5 % en novembre 2015 par rapport à novembre 2014. Les réformes successives de la politique agricole commune (PAC) n’ont pas permis d’endiguer les risques de surproduction, car l’intensification des élevages a été largement soutenue par les politiques nationales. « Il existe une tradition française de se retourner contre Bruxelles lorsqu’il y a un problème, mais les politiques nationales sont pour beaucoup dans la crise actuelle », note ainsi Marianne Lefebvre, enseignante en économie à l’IUT d’Angers et spécialiste de la PAC.

L’Europe est en revanche à l’offensive pour une dérégulation à marche forcée du commerce mondial. « La PAC a lentement levé tous les barrages qu’elle avait construits pour protéger son marché commun. Elle a peu à peu accepté le jeu du marché mondial néolibéral », analyse Hervé Defalvard, responsable de la chaire ESS à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Elle mène même une politique agressive sur les marchés mondiaux, à la recherche de nouveaux débouchés commerciaux. Le Mexique, la Colombie, le Japon et l’Indonésie seraient, selon Bruxelles, des marchés en devenir.

L’UE poursuit ses négociations pour l’ouverture d’un marché commun avec les États-Unis, le fameux traité transatlantique de libre-échange, appelé Tafta ou TTIP. « Ce sera un accord global, sinon rien », a d’ailleurs affirmé début 2015 le commissaire européen à l’Agriculture, précisant que l’embargo européen sur le bœuf aux hormones, le poulet chloré, le porc aux anabolisants était en pourparlers, ainsi que l’intensification du commerce d’organismes génétiquement modifiés (OGM). « Les gains en croissance et en emplois de cette politique sont très faibles et incertains, tandis que l’aliénation des États et des salariés sera une certitude, avec en prime une mise en concurrence et la remise en cause des systèmes sociaux, réglementaires et fiscaux en fonction des intérêts des multinationales », déplore Matthieu Montalban, économiste à Bordeaux IV.

La prochaine crise pourrait également venir d’Asie. La Chine, conformément à un accord passé à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, doit accéder fin 2016 au statut d’« économie de marché ». Les droits de douane que l’UE met en place pour compenser le « dumping » seraient alors interdits. Les producteurs de lait y trouveront sans doute un débouché nouveau, mais la Chine pourra à revers déverser ses produits à prix cassés sur l’Europe. La déferlante d’acier chinois a déjà mis l’industrie européenne à genoux, et jusqu’à 3,5 millions d’emplois seraient menacés à court terme par la levée des protections douanières avec la Chine [^1]. « Nous assistons à un glissement du libéralisme, encore attaché à l’intérêt général, vers un néolibéralisme qui a perdu toute attache à un destin commun. C’est un effacement de la communauté au profit d’une concurrence anonyme », s’inquiète Hervé Defalvard. Le débat, houleux, doit être tranché cet été à Bruxelles, tandis que la Chine menace de mesures de rétorsion.

La crise agricole montre aussi une mésentente de plus en plus criante au sein de l’UE. Douze pays seulement soutiennent la France [^2], et Bruxelles fait les gros yeux aux États qui, comme la France, tentent désormais de conclure des accords bilatéraux avec la Russie pour contourner son embargo. Moscou en a d’ailleurs compris l’impact diplomatique et l’utilise comme une arme pour diviser les Européens. « L’Europe aurait pu être un espace protecteur, au contraire, elle est la plus active dans l’internationalisme à outrance, regrette Michel Dévoluy, codirecteur de l’Observatoire des politiques économiques en Europe (OPEE) [^3]. Avec cette politique, on délite l’Europe et on se fragilise collectivement. »

[^1] Étude réalisée par l’AEGIS, un groupement européen d’industriels.

[^2] Belgique, Bulgarie, Chypre, Espagne, Irlande, Italie, Lettonie, Pologne Portugal, Slovaquie, Roumanie et Slovénie.

[^3] Auteur de Comprendre le débat européen. Petit guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, Points, 2014.

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