Mobilisations : Le jeu dangereux de la CFDT

En choisissant d’amender le projet de loi Travail, la CFDT risque de diviser le front syndical, et de se retrouver dans une situation inconfortable.

Erwan Manac'h  • 9 mars 2016 abonné·es
Mobilisations : Le jeu dangereux de la CFDT
© Photo : KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Le divorce est consommé au sein de l’intersyndicale. Malgré l’indignation unanime soulevée par l’avant-projet de loi sur le travail, deux camps se sont distingués pour la première semaine de mobilisation. À gauche, l’appel « citoyen » rejoint par plusieurs syndicats (CGT, SUD, FSU, FO notamment) aura défilé ce mercredi pour le retrait du texte. À droite, défileront samedi 12 mars les cadres de la CFE-CGC, la CFDT, la CFTC, l’Unsa et les étudiants de la Fage, « pour ne pas être confondus avec le magma d’organisations », selon les termes fleuris de Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT. Elle estime que la négociation s’impose comme la « seule solution » pour éviter deux extrêmes à ses yeux : « Le rapport de force ou le retrait pur et simple du texte. »

La direction de la CFDT met en scène un savant dosage, assurant qu’elle sera « intransigeante » sur le retrait du plafonnement des indemnités aux prud’hommes, tout en défendant les avancées du texte (compte personnel d’activité, inscription des principes fondamentaux en préambule, « renforcement du dialogue social »). De son côté, le gouvernement semble déterminé à obtenir son ralliement. Après avoir accepté un report de quinze jours de la présentation du texte, sur demande de la CFDT, Manuel Valls prévient désormais que ses principales revendications sont à l’étude. À la surprise générale, il avait déjà introduit dans ce projet de loi fourre-tout la création du référendum d’entreprise, qui permettrait de passer outre le veto des syndicats majoritaires lors d’une négociation d’un accord d’entreprise. Une revendication historique de la CFDT.

Ce mano a mano, qui occulte les autres composantes du mouvement syndical, a un goût de déjà-vu. Résolument convertie au « réformisme », la CFDT de Nicole Notat avait adopté cette attitude lors des grandes grèves de 1995 contre la réforme des retraites en négociant avec Alain Juppé une réforme de la Sécurité sociale. Son « ralliement » déclenchera le départ de milliers d’adhérents et la création de SUD Rail.

Bis repetita en 2003. La CFDT négocie, puis signe la réforme Fillon des retraites. Cette fois, le mouvement de fuite concerne 10 % des effectifs du syndicat. Le syndicat refuse trois ans plus tard de soutenir le CPE, mais signe en 2013 l’accord national interprofessionnel (ANI) qui instaure, comme la réforme El Khomri, les accords d’entreprise modifiant le contrat de travail dans les entreprises en difficulté. La CFDT, qui totalise 26 % des scrutins juste derrière la CGT (26,7 %), supprimait de ses statuts la même année la référence au combat « contre toutes les formes de capitalisme et de totalitarisme ».

« Ce n’est ni une dérive ni un accident, c’est une stratégie délibérée. Il y a une vraie continuité idéologique dans le parcours de la CFDT, juge Pierre Cours-Salies, docteur en sciences politiques et ancien membre du syndicat. Cela fait longtemps que nous savons que la CFDT est utilisée par le patronat. »

Le premier syndicat français en nombre d’adhérents (870 000 en 2012), né en 1964 d’une scission d’une branche laïque de la CFTC, a abandonné une décennie plus tard le syndicalisme de classe pour se convertir à l’économie de marché. Passant d’une tendance autogestionnaire à un syndicalisme « de proposition », attaché au compromis et à la négociation d’entreprise. Un « recentrage » est décrété en 1978. À « l’avant-garde » de ce qui se jouera ensuite au Parti socialiste, la CFDT s’éloigne des ouvriers à mesure qu’elle se déradicalise.

« Depuis les années 1980, la CFDT est dans une stratégie d’accompagner le mouvement de libéralisation et de déstructuration du travail », estime Xavier Vigna, historien des mouvements ouvriers. Elle est accompagnée dans cette position par le PS, avec qui les liens ont toujours été étroits. Les Chérèque père et fils ont ainsi rallié les rangs socialistes après une carrière à la CFDT. Jacques, un temps secrétaire général adjoint du syndicat, rejoint le gouvernement Rocard comme ministre délégué. François, qui a quitté en 2012 le poste de secrétaire général après dix ans d’exercice, dirige aujourd’hui le think tank Terra Nova, proche du PS. « La CFDT sert de laboratoire d’idées à la libéralisation du Parti socialiste, analyse Xavier Vigna. Cela pose un problème de légitimité, car ils signent des accords qui ne concernent pas leurs adhérents. Ils sont par exemple inexistants dans l’industrie, là où les conséquences de la loi El Khomri seront les plus fortes. »

La période qui s’ouvre n’en est pas moins délicate pour le syndicat. Un soutien au projet de loi El Khomri ne serait pas indolore, estime Pierre Cours-Salies : « Cela pourrait emporter des pans entiers de la base, car de nombreux salariés restent à la CFDT faute de mieux, espérant défendre leurs camarades malgré ce qui les oppose aux cadres du syndicat. » L’union locale de Montpellier s’est d’ailleurs désolidarisée de sa direction nationale, en appellant à manifester le 9 mars pour le retrait du texte.

Le choix du secrétaire général, Laurent Berger, sera aussi déterminant dans le rapport de force qui, quoi qu’en dise la direction de la CFDT, s’est installé entre le gouvernement et le mouvement social. Une première réponse est attendue les 18 et 19 mars, dates des prochaines rencontres intersyndicales pour préparer la manifestation du 31 mars et faire le point sur les évolutions éventuelles du projet de loi. Manuel Valls a réaffirmé, dimanche 6 mars, que le plafond des indemnités aux prud’hommes pourrait être rehaussé, mais ne serait « pas remis en cause ».

Politique Travail
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