« Le peuple prend la parole »

Christophe Aguiton situe Nuit debout dans la lignée des mobilisations sociales et souligne sa ressemblance avec le mouvement altermondialiste. Verbatim.

Vanina Delmas  • 20 avril 2016 abonné·es
« Le peuple prend la parole »
© Alain Pitton/NurPhoto/AFP

« L’émergence de Nuit debout a été une surprise. Personne ne pensait que cela s’exprimerait maintenant. Le contexte et les racines profondes du mouvement partent du projet de loi travail, mais la mobilisation s’est généralisée car le gouvernement a opéré des ruptures très profondes avec la culture de gauche sur des questions sociales, morales (la déchéance de nationalité, les déclarations de Manuel Valls critiquant Angela Merkel sur l’accueil des réfugiés…) et environnementales (Notre-Dame-des-Landes, le nucléaire…). La spontanéité est un trait caractéristique de tous les mouvements populaires passés, et le rôle des jeunes est déterminant aujourd’hui comme il l’a été en Mai 1968 et en 2006, lors des mobilisations contre le contrat première embauche (CPE).

Les formes légitimes des mobilisations, qui étaient liées aux grèves et à la grève générale au XXe siècle, sont aujourd’hui avant tout les manifestations de rue. En 1995, la grève des cheminots, de la RATP et des tris postaux [contre le plan Juppé des retraites et de la Sécurité sociale, NDLR] s’est développée en parallèle du “Juppéthon” qui incitait les manifestants à descendre en nombre dans la rue. À partir de cette date, la manifestation s’est imposée partout, notamment en 2006 avec les occupations d’universités, tout comme aujourd’hui. Mais le problème des manifestations est qu’elles s’arrêtent après quelques heures. Pour qu’elles continuent, il faut qu’elles s’enracinent. Nuit debout l’a bien compris : on poursuit la manifestation la nuit pour assurer la pérennité du mouvement.

Pour cette raison, il me semble plus pertinent de comparer le mouvement Nuit debout avec ceux de l’année 2011, qui ont marqué une profonde césure dans les modes de mobilisation et dans les processus démocratiques. Dans les mobilisations des Indignés et d’Occupy Wall Street, la prise de décisions en commun s’impose avec l’idée qu’on doit pouvoir passer le temps qu’il faut en assemblée générale. Ensuite, grâce aux commissions qui ont dégrossi le travail, il s’agit de prendre une décision de façon consensuelle. Consensus ne signifie pas unanimité, mais plutôt une sorte de majorité large, sans que ne s’exprime de veto.

Dans le mouvement altermondialiste, qui avait initié le fonctionnement de consensus, celui-ci se construisait sur la base de discussions entre mouvements et organisation. Le principal changement en 2011 porte sur les assemblées générales d’individus parlant en leur nom propre. La construction du consensus est plus difficile, car au nom de quoi la subjectivité d’une personne serait-elle supérieure à celle d’une autre ? Occupy Wall Street et Nuit debout ont résolu ce problème avec la mise en place de commissions de travail pour décentraliser un peu le processus de décision. On assiste alors à une radicalisation de l’horizontalité, qui passe des mouvements aux individus.

C’est une nouvelle culture politique qui s’est approfondie en 2011 mais qui remonte à la fin des années 1990, avec le mouvement altermondialiste. Dans la culture traditionnelle de la gauche et du mouvement ouvrier, on parle toujours d’unité : celle de la classe ouvrière ou du peuple. Au Chili, le slogan “Le peuple uni ne sera jamais vaincu” était clamé partout. Et c’est toujours très présent dans la vulgate politique : il faut l’unité de la droite et du centre, celle de la gauche, celle du parti… Le mouvement altermondialiste a refusé d’avoir des représentants et mettait en avant la richesse de sa diversité : deux points communs avec Nuit debout.

Au lieu de mettre l’emphase sur l’unité, on la met sur la diversité et sur le fait qu’un mouvement divers permet de rassembler plus large, de s’enrichir des cultures portées par chacun de ses mouvements : les féministes, les indigènes, les paysans… C’est une rupture majeure qui s’accompagne forcément de la recherche du consensus pour prendre une décision, puisqu’il n’y a pas de représentants. Cette question s’était déjà posée en Mai 68. Le mouvement féministe, par exemple, s’interrogeait sur la diversité, et les décisions étaient prises par consensus.

La démocratie ne s’arrête pas à la procédure de décision. Elle recouvre aussi les processus délibératifs, dans lesquels il s’agit de discuter ensemble de ce que l’on veut faire et du type de société dans laquelle nous voulons vivre. Et on retrouve cela à toutes les époques : 1968, 1995, 2006, 2011 et 2016. L’espace public traditionnel appartient aux personnalités “légitimes” (responsables politiques, notamment), qui discutent des grands problèmes du pays sous le contrôle de professionnels tels que journalistes ou éditeurs. Aujourd’hui, on assiste à un élargissement de cet espace par les moyens numériques, devenus une composante primordiale des mobilisations des années 2000. Mais, dans Nuit debout, comme cela s’était fait dans chaque grand moment de mobilisation, le peuple prend la parole. »

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Publié dans le dossier
Réinventer la démocratie
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