« Ma Loute », de Bruno Dumont : À en perdre le Nord

Dans Ma Loute, présenté en compétition officielle à Cannes, Bruno Dumont décuple le comique de son œuvre précédente, la série P’tit Quinquin, et touche au sublime déjanté.

Christophe Kantcheff  • 11 mai 2016
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« Ma Loute », de Bruno Dumont : À en perdre le Nord
© R. Arpajou

L’irruption de P’tit Quinquin (2014) avait pour le moins surpris dans la filmographie de Bruno Dumont. Le réalisateur de L’Humanité et de Camille -Claudel 2015 changeait totalement de genre, offrant une comédie nordiste : drôle, loufoque et racée.

Avec Ma Loute, présenté en compétition officielle (malgré des propos saignants tenus l’an dernier à l’encontre des sélectionneurs), Bruno Dumont va encore plus loin. Simple exemple : déboule au début de l’intrigue, qui se déroule au tournant des années 1900-1910, le long de la côte d’Opale, un duo de policiers, tout aussi particuliers que ceux de P’tit Quinquin, qui sont les sosies, dans les mêmes habits, de Laurel (Cyril Rigaux) et Hardy (Didier Desprès). Le gros est le chef, qui couine comme s’il était gonflé d’air dès qu’il fait un geste. Son nom : Henri Machin. Patronyme en référence à un cinéaste méconnu mais souvent cité par Bruno Dumont, Alfred Machin, auteur prolifique, né dans le Pas-de-Calais, un pionnier du cinéma muet qui n’en était pas à une extravagance artistique près.

Voilà donc avec Ma Loute le burlesque toutes vannes ouvertes. Bruno Dumont ne se refuse rien, et à juste titre. Ici, il met en scène deux familles socialement aux antipodes. Un film qui oppose des riches et des pauvres dans le Nord, on a déjà vu cela, La vie est un long fleuve tranquille. Mais Bruno Dumont ne se satisfait pas des clichés faisandés dans lesquels se complaisait Chatiliez. Il les pousse au paroxysme. Il les sature, les explose pour créer un monde au bord de la bizarrerie, un univers branque, qui garde -pourtant une forte charge de critique sociale.

D’un côté, donc, les Van Peteghem, de Tourcoing, qui arrivent dans une grande maison à l’architecture moderniste, leur lieu de villégiature, située en surplomb d’une baie magnifique. Isabelle (Valeria Bruni-Tedeschi), femme pieuse et coincée, fragile à cause de ses crises nerveuses ; son époux, André (Fabrice Lucchini), à l’intelligence peu manifeste, amateur de char à voile (engin qu’il maîtrise modérément) et de whisky (qu’il prononce « whisseky ») ; leurs filles, deux petits laiderons, et leur nièce, Billie (Raph), très jolie mais ambiguë sur son identité sexuelle. À eux s’ajoutent le frère de Madame, Christian Van Peteghem (Jean-Luc Vincent), dont la conduite outrepasse souvent la normalité, et la sœur de Monsieur, Aude Van Peteghem (Juliette Binoche), la mère de Billie, fort exubérante. Ces deux-là sont durant l’été « tout le temps fourrés » chez Isabelle et André, comme le relève celui-ci avec délicatesse.

Les Van Peteghem, qui ont quelque chose des Verdurin, sont perclus de préjugés et fleurent bon les fins de race (d’où, notamment, la ressemblance voulue entre les deux acteurs Vincent et Lucchini). On apprend que ces gens se marient entre cousins-cousines – c’est pourquoi ils s’appellent tous Van Peteghem – et que l’inceste règne dans ces familles, ce que révèle une scène hilarante entre André et sa sœur Aude. Tous sont d’affreux bourgeois assez terrifiants, mais Bruno Dumont a fait de l’inquiétude qu’ils suscitent une matière comique. Ses comédiens sont à l’unisson, liant effroi et drôlerie. Parmi eux, Fabrice Lucchini signe une composition sidérante, bien supérieure au « personnage » -Lucchini dans lequel l’acteur se complaît trop souvent. Il fait d’André Van Peteghem, avec sa démarche, ses mimiques, son phrasé, un être quasi demeuré et pourtant toujours dominant.

Face aux Van Peteghem : les Brufort. On retrouve avec eux le milieu social de P’tit Quinquin – et des acteurs non professionnels. Des pauvres, aux manières frustes et au fort accent nordiste, vivant de la pêche à l’huître mais aussi d’un service qu’ils rendent aux riches : le père Brufort (Thierry Lavieville) et son fils aîné, Ma Loute (Brandon Lavieville), les font passer d’une rive à l’autre en les portant dans leurs bras. C’est là le principal point de rencontre entre ces deux mondes, tout aussi inquiétants l’un que l’autre, les Brufort ayant une particularité qu’on ne dévoilera pas ici mais qui réactive avec une ironie radicale le célèbre précepte bourgeois « classes laborieuses, classes dangereuses ».

Si Ma Loute offre une image peu avantageuse des dominants, si le film a un côté Affreux, sales et méchants, aucun des personnages n’est sacrifié ni méprisé, y compris les Van Peteghem. Bruno Dumont leur accorde suffisamment de folie pour que le spectateur ne les considère pas qu’à la seule aune d’un jugement social ou moral. Ils sont non seulement fascinants dans leur bêtise, mais presque touchants par leur caractère ingénu face à ce qui les dépasse et les fait souffrir – on sent confusément que leur monde n’est pas loin de s’effondrer.

Ce qui en particulier les dépasse : l’idylle qui se noue entre Billie et Ma Loute. Bruno Dumont traite cette histoire d’amour improbable avec tout le lyrisme requis, ne reculant pas devant les ruptures de ton, avec musique symphonique et séquence en pleine mer où les deux tourtereaux côtoient la mort. On pourrait s’attendre à ce que cet amour soit condamné socialement. Mais le cinéaste préfère lui donner un autre cours, qui témoigne à la fois de sa liberté et de sa volonté de ne pas contenir son film dans une seule dimension.

Ma Loute défie ainsi les lois narratives et la sagesse d’un certain cinéma français. Bruno Dumont assume sans retenue la démesure d’une œuvre qui porte haut la fantaisie, le burlesque et l’insensé. Un film où l’enquête policière est menée par le commissaire Machin, qui ne comprend rien à rien. Et où advient un miracle. Tout simplement.

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes
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