« Aquarius », de Kleber Mendonça Filho : Contre vents et marées

Deuxième film du Brésilien Kleber Mendonça Filho, Aquarius dresse le portrait magnifique d’une femme qui résiste aux promoteurs et au temps qui passe en puisant ses forces dans la musique.

Ingrid Merckx  • 28 septembre 2016 abonné·es
« Aquarius », de Kleber Mendonça Filho : Contre vents et marées
© Photo : 2016 Victor Jucá/CinemaScópio

Rien à voir avec le bateau humanitaire qui sillonne la Méditerranée pour récupérer les migrants. L’Aquarius est un paquebot à quai. Un immeuble des années 1940 situé sur l’avenida Boa Viagem, artère chic de Recife, auBrésil, terriblement passante, mais qui, derrière son flot de voitures, ouvre sur l’océan. Clara (superbe Sonia Braga) s’y baigne tous les matins. Elle descend en maillot, vêtue d’une longue chemise blanche qu’elle déboutonne sur le sable avant de s’avancer dans les vagues sous l’œil inquiet de l’agent de sécurité Roberval. Puis elle remonte dans son appartement, où elle a élevé ses trois enfants, désormais adultes.

Clara a la soixantaine passée, une classe folle et une colère noire : un promoteur immobilier a mis la main sur l’Aquarius. Tout l’immeuble a été vidé, mais Clara résiste à l’envahisseur, refusant de lui vendre le bien qu’elle et son défunt mari ont acheté pour constituer un héritage pour leurs enfants. Elle subit les pressions du promoteur, des anciens occupants de l’immeuble, qui attendent la conclusion de la vente pour toucher leur part, et de ses enfants, partagés entre le désir de respecter sa volonté, l’envie de la savoir dans un lieu plus sûr et la peur de la voir s’entêter dans un combat perdu d’avance.

Perdu d’avance ? C’est là le charme incroyable d’Aquarius : la maladie rôde, la destruction menace, le temps passe avec son cocktail de solitude et de chagrins, mais Clara reste debout. Elle a un sein en moins, mais sa coupe à la Elis Regina post-cancer a repoussé en crinière épaisse qui lui tombe jusqu’au milieu du dos, et elle s’exprime avec cette même douceur implacable qui la caractérise depuis les premiers plans. Comme si les forces, au lieu de la quitter d’année en année, grandissaient en elle.

Elle a toujours l’air d’être à la fois dans l’espace qu’elle occupe et dans un monde parallèle fait de souvenirs et de musiques : Villa-Lobos, Chico da Silva, Taiguara, Gilberto Gil… Clara était critique musicale. Si elle n’a rien contre le MP3, ses étagères sont riches de vinyles dont elle connaît chaque histoire. Quand elle en pose un sur la platine, c’est tout un univers qui s’invite et ondule autour d’elle. Aussi, l’appartement n’est pas qu’un logement et -l’Aquarius pas qu’un habitacle. C’est la scène du théâtre de sa vie. Clara l’habite et le contemple, avide de la suite. L’un et l’autre condamnés à disparaître mais opposant l’idée contraire dans un jeu d’allégories réciproques. La mise en scène fait passer sans cesse du dehors au dedans, de l’immeuble, de l’appartement et de l’héroïne.

Clara n’est pas plus prête à vendre qu’à passer à l’étape troisième âge. Belle, cultivée, aisée, elle vit seule mais semble prête à ouvrir un autre chapitre de son histoire. Témoin : cette scène où elle sort boire et danser avec ses amies. Rarement la femme de soixante ans aura aussi bravement riposté à ceux qui voudraient la remiser. Les hommes sont d’ailleurs un peu falots dans ce film. Même si Kleber Mendonça Filho brouille un peu les pistes : le jeune carnassier garde un sourire enjôleur, le gentil vieux dragueur est lâche, le patron de presse crapuleux un ami fidèle et le neveu chéri le seul à faire taire Clara.

Le cinéaste des Bruits du Recife, armé de bienveillance, feinte les clichés et traite avec souplesse du choc des générations, de la lutte des classes, des conflits entre ancien et moderne, bon sens, morale et bonne éducation. Les frontières semblent parfois aussi ténues que celle qui marque, sur la plage, la limite entre la partie bourgeoise de la ville et ses quartiers populaires. Ou ce qui sépare Clara de son employée Ladjane (Zoraide Coleto) quand elles partagent les mêmes pièces claires depuis quatorze ans. Ou encore la distance brutalement abolie entre Clara et la toute jeune petite amie de son neveu, quand celle-ci -choisit dans la masse de vinyles une vieille chanson qu’elle adore. Les deux femmes se connectent alors, soudain unies par le morceau et l’émotion.

Quand Clara est dérangée par une fête dans l’appartement vide au-dessus d’elle, son premier réflexe est de contre-attaquer en mettant Queen à plein volume et en débouchant une bouteille. Puis, un peu ivre et un peu lasse, elle va jeter un œil sur ce qui s’y passe. Devant la partouze qu’elle découvre alors, elle ne sort pas son téléphone portable pour gagner une manche contre le promoteur mais pour appeler le beau jeune homme dont son amie lui a donné le numéro. Envie de danse, envie de sexe… C’est elle qui garde la main, fière, bravache, opposant sa liberté à l’intrusion. Comme la tante, figure intellectuelle et sportive, dont elle est l’héritière.

Aquarius refuse l’effacement du « vieux », il le regarde sous tous les angles. L’appartement à plusieurs époques, à plusieurs heures du jour et de la nuit, vide avec Clara somnolant dans son hamac devant un concert symphonique, ou plein de ses enfants et petits-enfants feuilletant des albums de photos, la façade un peu défraîchie puis repeinte en bleu marin. Clara habillée ou dévêtue, les cheveux lâchés ou relevés en chignon. Clara au saut du lit ou maquillée pour sortir. Clara précipitée par un cauchemar sur la porte qu’elle n’avait peut-être encore jamais eu peur de ne pas fermer à clé.

Kleber Mendonça Filho laisse entrer le temps dans le champ et prend le temps de saisir l’espace, et les sons : circulation, ressac, conversations, silences… Aquarius n’est pas qu’une invitation à deviner l’invisible dans un cadre et à mesurer l’importance des histoires derrière les pierres, les notes et la peau, c’est aussi un bras d’honneur au règne de l’argent et de l’oubli, et le portrait amoureux d’une battante magnifique.

Aquarius, Kleber Mendonça Filho, 2 h 25.

Cinéma
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