Avi Mograbi : Passeurs de frontières

Avi Mograbi a suivi la méthode du théâtre de l’opprimé avec des migrants. Un film fort et fécond.

Christophe Kantcheff  • 11 janvier 2017 abonné·es
Avi Mograbi : Passeurs de frontières
© DR

Être ému devant le terrible récit du périple d’un réfugié ayant fui la guerre et les exactions est malheureusement trop fréquent. Mais qu’une émotion soudaine résulte de la beauté d’un chant hébraïque interprété par deux Érythréens est beaucoup plus étonnant. C’est un des moments intenses et vibrants du nouveau film d’Avi Mograbi, Entre les frontières, l’un des plus libres que le cinéaste israélien ait jamais réalisés. Lieu principal : un réfectoire militaire désaffecté situé tout près du camp de Holot, où sont retenus des Érythréens et des Soudanais en majorité, demandeurs d’asile, présents en Israël depuis des années. Dans ce lieu totalement nu, Avi Mograbi, avec le metteur en scène Chen Alon, a organisé un atelier de théâtre avec les réfugiés qui voulaient bien y participer.

Entre les frontières marque une évolution dans le cinéma d’Avi Mograbi, amorcée depuis quelques films. Il s’agit d’une œuvre empathique, et le cinéaste n’y est plus au premier plan ; il apparaît encore dans le champ, avec les appareils de prise de son, mais est fondu dans un groupe. Et ce sont bel et bien les Érythréens de Holot qui sont au cœur de l’écran. La raison en est surtout que la méthode utilisée par Chen Alon et Avi Mograbi est celle du théâtre de l’opprimé, d’Augusto Boal. À savoir : ce sont les demandeurs d’asile participant à leur atelier qui racontent au fur et à mesure leur propre histoire à travers des scènes qu’ils inventent eux-mêmes.

Dès lors, avec ce seul dispositif, le film déploie une richesse extraordinaire. Le témoignage des Érythréens est d’autant plus fort qu’il se passe de discours mais s’exprime dans des gestes et des dialogues – dans leur langue, le tigrinya – réactivant des souvenirs forgés par la dictature de leur pays et les épreuves traversées. Ces scènes d’humiliation ou de chasse à l’homme suscitent d’autant plus l’imagination qu’elles sont jouées sans décors ni scénographie savante, et s’incarnent à travers les corps de ceux qui les ont vécues. L’interversion des rôles avec les Israéliens venus participer à l’atelier est aussi riche de questions profondes.

Maintenant que le film sort sur les écrans, un Érythréen et une Israélienne du groupe ont repris le flambeau et, toujours en relation avec Chen Alon, proposent un nouvel atelier aux personnes aujourd’hui retenues à Holot. Entre les frontières est aussi une histoire de passeurs. Et le grand cinéma d’Avi Mograbi poursuit sa tâche de constant éveil.

Entre les frontières, Avi Mograbi, 1 h 24.

Cinéma
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