Le blues de Jean-Claude Juncker

Juncker lui-même n’espère plus rien d’une Europe divisée qui, dit-il, sera incapable de proposer une réponse unie dans l’adversité. Bien vu ! Mais à qui la faute ?

Denis Sieffert  • 15 février 2017
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Le blues de Jean-Claude Juncker
© Photo : Dursun Aydemir / ANADOLU AGENCY / AFP

Cela ressemble à un non-événement : le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, vient d’annoncer dimanche sur une radio allemande qu’il ne briguerait pas un deuxième mandat en 2019. Mais à y regarder de plus près, ce renoncement prématuré, deux ans avant l’échéance, n’est pas dépourvu de sens. C’est un terrible constat de faillite. Car personne n’incarne mieux que Juncker une Union européenne arrivée au bout du chemin. Président de la Commission, il fut aussi le Premier ministre d’un pays, le Luxembourg, refuge de toutes les évasions fiscales. Il symbolise les contradictions, pour ne pas dire la duplicité de l’institution bruxelloise. Pour l’anecdote, il est aussi ce personnage condescendant qui tapotait paternellement la joue d’Alexis Tsipras quand il s’agissait de faire plier le chef du gouvernement grec. Tout le monde a vu ces images au cours de l’été 2015.

Enfin voilà ! Juncker lui-même n’y croit plus. Après le Brexit et l’élection de Trump, il n’espère plus rien d’une Europe divisée qui, dit-il, sera incapable de proposer une réponse unie dans l’adversité. Bien vu ! Mais à qui la faute, sinon à lui et à ses semblables, libéraux de diverses obédiences ? À qui la faute, sinon à ceux qui, depuis les années Mitterrand, nous ont vendu l’idée européenne comme un idéal de paix et d’harmonie sociale pour mieux nous imposer en contrebande un grand marché ? Et est-on sûr que la « réponse unie » dont désespère Juncker est bien celle que veulent les peuples européens ? Évidemment non.

En attendant, les dégâts sont considérables. La révolte nationaliste et xénophobe que les dirigeants européens ont provoquée contre eux-mêmes et leur système est encore plus inquiétante. Elle s’appelle Geert Wilders, Marine Le Pen, Norbert Hofer, Frauke Petry. Certains sont aux portes du pouvoir. Ce sont les Trump du Vieux Continent. Leur commune idéologie a germé sur le mensonge européen. Elle a prospéré sur la désillusion. On nous avait promis l’union, nous avons une concurrence féroce. On nous avait promis des convergences, nous avons des inégalités qui se creusent. Pour les uns le chômage, pour les autres la précarité. La démonstration pourrait être faite au sein de chacune de nos sociétés. Elle est flagrante au niveau de tout le continent. Et c’est ici que le feuilleton grec ressurgit. Les maîtres-chanteurs sont de retour à Athènes ces jours-ci. La saignée devient hémorragie. « En huit ans, un quart du PIB de la Grèce a été détruit », note un économiste de Natixis [1]. Un exemple de ce que l’on impose aux Grecs : le gouvernement, sous pression des créanciers, s’apprête à supprimer une misérable allocation versée aux retraités en grande difficulté. Il y a de la barbarie dans cet acharnement. Et qui sont les créanciers ? Avec le FMI, la Banque centrale européenne et le Mécanisme européen dit « de stabilité » (MES). Et qui pousse au crime ? L’insubmersible ministre allemand de l’Économie, Wolfgang Schäuble. Sous les dehors de l’intransigeance gestionnaire, celui-ci ne déparerait pas la liste citée plus haut. Tout aussi nationaliste et xénophobe que Wilders et Le Pen, il se situe pourtant du côté de la vertu européenne. C’est toute la perversité du système.

Juncker rend les armes, maisla machine tourne toujours. La grande affaire des prochains jours, avec le dossier grec, c’est évidemment le Ceta. L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, déjà agréé par la Commission, devait être soumis au vote du Parlement européen le 15 février. Une pétition d’opposants, signée par 3,5 millions d’Européens, a été présentée aux deux vice-présidents du Parlement. Mais une majorité d’eurodéputés devrait cependant se prononcer en faveur de ce texte, qui ne se limite pas à la libéralisation du commerce des biens et des services, mais crée les fameux « tribunaux d’arbitrage » qui permettront aux multinationales de faire prévaloir leurs intérêts sur les législations nationales. Gravissime ! Il ne s’agit pas seulement d’un traité européo-canadien mais d’un inquiétant modèle pour l’avenir.

L’Europe est assurément l’un des enjeux de la prochaine élection présidentielle. L’échéance peut permettre aux opposants à l’Europe libérale de n’être plus seulement des « négateurs ». On peut imaginer une nouvelle architecture pour une véritable Europe sociale [2]. Comme la loi travail, la question européenne est une ligne de fracture qui traverse le paysage politique. Au Parlement européen, l’opposition réunit Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et une partie des socialistes, dont l’« hamoniste » Emmanuel Maurel. Gageons que ces circonstances permettront des rapprochements plus durables… Il est encore temps d’espérer.

[1] Le Monde (14 février).

[2] On trouvera un clair exposé sur le projet européen dans le livre de Jacques Généreux, Les Bonnes Raisons de voter Mélenchon (Les Liens qui libèrent), 174 p., 13,80 euros.

Rappel :

Dans le cadre de notre série « 2017 en débats », nous accueillons le 23 février à 19 h l’historien Roger Martelli au Lieu-dit, à Paris. Le thème de la soirée : « l’identité ».

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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