« L’Atelier », de Laurent Cantet : L’écriture au-delà des murs

Dans L’Atelier, Laurent Cantet met en scène des jeunes de milieux déshérités travaillant à une fiction avec une auteure de polars.

Christophe Kantcheff  • 4 octobre 2017 abonné·es
« L’Atelier », de Laurent Cantet : L’écriture au-delà des murs
© photo : Jérôme Prébois

Laurent Cantet n’avait pas tourné en France depuis Entre les murs. Or, L’Atelier n’est pas sans points communs avec ce film qui, en 2008, lui a valu la Palme d’or. On retrouve des adolescents travaillant ensemble, non avec un professeur de français mais cette fois avec un écrivain, Olivia (Marina Foïs), auteure consacrée de polars. Le huis clos d’une salle de classe a disparu et laisse place au soleil éclatant de la côte méditerranéenne, à La Ciotat. Plus de murs, donc ? Illusion. Les murs sont bien là, dans la tête de la plupart des participants à cet atelier d’écriture, jeunes à la peine dans leur scolarité, dont on imagine la difficulté à penser leur existence au-delà de leur cadre de vie habituel. L’histoire des chantiers navals de La Ciotat pèse également de tout son poids, symbolisée par les imposantes structures qui dominent la ville.

L’objectif de cet atelier est précisément de repousser les murs. « C’est difficile », dit Olivia au tout début, confrontée à un long silence de la part des jeunes, alors que la circulation de la parole et la vivacité des réparties vont innerver L’Atelier – trait commun de plusieurs films récents, dont 120 Battements par minute, de Robin Campillo, qui est aussi le coscénariste du film de Laurent Cantet. C’est qu’ils partent de rien et doivent puiser en eux pour inventer une fiction, qu’ils vont peu à peu écrire, fruit d’un travail de collaboration.

Antoine, Malika, Fadi, Boubacar… On peut gloser sur la volonté du cinéaste de constituer un « panel représentatif » d’une jeunesse déshéritée. Il n’en reste pas moins que son regard se place à leur hauteur. Sans angélisme, il suggère qu’ils ont un savoir (exemple : Malika, fille d’un ouvrier immigré communiste, employé sur les chantiers navals, est héritière de cette mémoire) et un imaginaire prêt à s’exprimer dès lors qu’un cadre formel, un atelier d’écriture en l’occurrence, le leur permet.

Cela ne va pas sans heurts ni exaspération. D’autant que l’un d’entre eux résiste : Antoine (interprété par un débutant au cinéma absolument formidable : Matthieu Lucci). Non qu’il renâcle. Antoine affirme sa singularité provocatrice, rédige des récits baignés de violence, soutient des positions « anticonformistes », flirte avec les idées islamophobes quand ils abordent les attentats du Bataclan. Mais Antoine, à l’intelligence vive, est un personnage bien plus passionnant que le stéréotype qu’il pourrait être. Certes, Antoine visionne des vidéos de recrutement de l’armée française, d’un idéologue du type Soral, et fréquente son cousin d’extrême droite. Mais en réalité, le malaise d’Antoine n’est pas de nature politique. Il est plus profond : d’ordre existentiel. Il y a en lui une faille qui l’aspire vers le néant – comme Meursault, le personnage de Camus.

Olivia ne s’y trompe pas. Antoine l’intéresse, lui fait peur, la déstabilise. Lui est dans un mouvement d’attirance/répulsion vis-à-vis de cette femme qui le prend en considération, mais le contredit en déconstruisant ses arguments. Le film se focalise alors davantage sur leur face-à-face, sur les interrogations que l’un provoque chez l’autre. Mais aussi sur les non-dits et le trouble qui s’instaurent entre eux, que le cinéaste ne désigne jamais, laisse affleurer.

L’Atelier ne dissimule pas sa dimension didactique sur l’écriture et la littérature. Le cinéma est souvent peu à l’aise sur ce terrain, versant au mieux dans un pénible registre romantique. Ce n’est nullement le cas ici. Les controverses d’ordre esthétique sont partie prenante de la relation qui se noue entre Olivia et Antoine. Lui estime qu’une auteure de polars ne peut écrire uniquement par le biais de son imagination. « Vous avez forcément déjà eu envie de tuer quelqu’un », lui lance-t-il. Elle défend l’idée – particulièrement vulnérable à notre époque de retour de l’ordre moral – selon laquelle les opinions de l’auteur ne se confondent pas avec celles de ses personnages. Outre qu’Olivia, qui traverse elle-même un moment de doute par rapport à son travail littéraire, est bousculée par le point de vue d’Antoine, ils abordent là une question cruciale : l’incarnation de l’écriture, ce qui la rend vivante.

Or, le texte le plus fort qu’on entendra dans L’Atelier sortira de la plume d’Antoine. C’est une confession pudique mais sans concession, creusant loin dans sa solitude. Au fur et à mesure qu’il prononce ses mots devant ses camarades et Olivia, interdits, une émotion inouïe gagne le spectateur. On n’a peut-être jamais autant touché juste quant à ce que signifie « la fatigue d’être soi ». Cette lecture, la présence de l’acteur à ce moment, le silence qui la suit, forment un pur joyau de cinéma.

L’Atelier, Laurent Cantet, 1 h 53, en salle le 11 octobre.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes