Pass culture : piège ou poudre aux yeux ?

Testé dans quatre départements, le Pass culture prévu pour 2019 révèle une politique du ministère au mieux sans objectifs clairs, au pire comme une marchandisation scandaleuse.

Ingrid Merckx  • 11 avril 2018 abonné·es
Pass culture : piège ou poudre aux yeux ?
photo : À l’exposition « Hugo Pratt, lignes d’horizon », au musée des Confluences, à Lyon.
© ROMAIN LAFABREGUE/AFP

S tart-up d’État ». Le nom sonne macronien en diable. Mais le concept serait né sous Nicolas Sarkozy. « Une start-up d’État n’est pas une start-up », prévient le site beta.gouv.fr, qui réunit plusieurs incubateurs de start-up d’État depuis 2013. « Une start-up d’État est donc simplement une équipe de deux à quatre personnes financée par une administration et totalement autonome pour trouver son marché », poursuit ce site dans une de ses rares phrases pas trop jargonneuses. « Une structure gouvernementale qui applique les méthodes d’une start-up », traduit Angeline Barth, secrétaire générale adjointe de la CGT Spectacle. C’est, en tout cas, une « start-up d’État » pilotée par beta.gouv.fr qui élabore et met en œuvre le « Pass Culture » – ou « passe ». Ce dispositif national annoncé par Emmanuel Macron pendant sa campagne entre en phase test dans quatre départements : la Seine-Saint-Denis, le Bas-Rhin, l’Hérault et la Guyane.

Il consiste en une application mobile, un « GPS de la culture », explique Françoise Nyssen dans une vidéo déconcertante où la ministre paraît à contre-emploi. Il doit permettre de se renseigner, via la géolocalisation, sur les offres culturelles disponibles autour de soi : un concert, une exposition, une séance de cinéma, une librairie, un cours de danse… « Accessible à tous », ce pass est surtout pensé comme devant être crédité de 500 euros pour les 18-25 ans. C’est pourquoi son lancement dans 4 départements tests, d’un montant de 5 millions d’euros, est prélevé sur les 200 millions d’euros du budget « accès à la culture » prévu par le projet de Loi de finances 2018. Le budget total, quand le pass se généralisera en 2019, se monte à 400 millions d’euros.

Pourquoi cette tranche d’âge ? Ces jeunes adultes pourront-ils utiliser cette somme comme bon leur semble ? Quelle politique culturelle derrière ce pass nouvelle génération ? Ces questions ont commencé à être posées lors d’une réunion organisée le 6 mars au ministère de la Culture avec un comité d’orientation dédié. Le pass soulève un certain nombre d’inquiétudes qui ont trait à la démocratie mais sont accueillies dans une relative indifférence liée au fait que, devant une enveloppe à dépenser en produits culturels, personne ne voit a priori où est le mal. Sauf que le Pass culture brille par son opacité.

« Le conseil départemental ne savait pas que la Seine-Saint-Denis faisait partie des quatre départements tests. Sur quels critères repose la sélection ? Est-ce à dire qu’ils n’ont pas été consultés ? », s’étonne Frédéric Hocquard, adjoint à la maire de Paris chargé de la vie nocturne et de l’économie culturelle. « Notre avis est consultatif, comprend Paul Rondin, directeur adjoint du Festival d’Avignon, qui fait partie des personnalités composant le comité d’orientation, nous devons nous réunir pour la deuxième fois le 17 mai. On peut comprendre la tendance d’En marche à vouloir faire vite, mais à quoi sert le comité d’orientation d’un projet déjà lancé ? » Dans ce comité se trouvent aussi bien des artistes comme le chanteur Abd Al Malik, le metteur en scène Thomas Jolly, le cinéaste Ladj Ly, Stéphane de Freitas, fondateur du concours Eloquentia, Élodie Degiovanni, préfète égalité des chances du Val-d’Oise, des élus culture, des directeurs de théâtre, de festival et de bibliothèque, des représentants de la société SNCF… Mais aucun organisme d’éducation populaire ni associations ou mouvements de jeunes. « Il y avait une jeune femme le 6 mars, précise Paul Rondin, mais des discussions auraient eu lieu en amont avec des groupes de jeunes… »

La question brûlante, c’est qui va financer le Pass culture ? Quatre cents millions d’euros, ce ne sera pas le ministère. « Il y a fort à parier que les Gafa (1) sont déjà dans la boucle », s’inquiète Frédéric Hocquard, qui ne voit pas pourquoi la puissance publique offrirait un marché aux géants du web américains. Il n’a rien contre les pass, même privés. « Mais quand les pass cinéma comme UGC-Pathé-Gaumont se sont montés, la puissance publique a compensé en soutenant les salles d’art et d’essai. Le rôle de l’État n’est pas d’aider Google, Amazon ou Netflix… » « Sauf si les Gafa reversent une taxe », objecte Pascal Rogard, président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), réputée en pointe sur la résistance aux Gafa. Pour l’heure, aucune information ne perce. Et lui-même n’a pas été consulté. « La culture est le deuxième terrain de conquête des Gafa. Un fichier renseignant les habitudes, les goûts et les attentes des Français de 18 à 25 ans, c’est de l’or en barres !, alerte Frédéric Hocquard. Qui aura la main sur les datas ? »

Le Pass culture s’appuie-t-il sur une politique culturelle ? « Star Wars n’est clairement pas une priorité », s’élève Paul Rondin en se référant au débat lors de la première réunion du comité pour savoir si l’accès à une séance d’un film culte devait faire partie de l’offre. « Le Pass culture, si c’est un objet innovant, d’accord, mais si c’est un accessoire de consommation, je ne vois pas l’intérêt, lâche-t-il. On ne peut pas faire comme si la France n’avait pas développé de politiques culturelles depuis 1936 ! Il faut s’appuyer sur les opérateurs. Ils ont l’habitude de travailler avec les publics ! »

Plusieurs sujets se croisent : la préparation en amont du pass, celui du contenu auquel il donnerait accès et celui de la médiation. « Si le pass venait couronner un programme d’éducation artistique pour les 13-18 ans, les majeurs se retrouvant autonomes dans leurs choix, cela pourrait devenir intéressant… », imagine Paul Rondin. Faudra-t-il payer pour faire partie de la plateforme ? Une librairie indépendante va-t-elle se trouver en concurrence avec un théâtre national, le Festival d’Avignon avec Netflix dans un grand supermarché virtuel ?

« Si c’est un marché, il faut le réguler », précise Frédéric Hocquard. C’est le choix qu’ont fait les pass culture déjà existants localement, à Strasbourg, à Lyon ou à Avignon – un jeune qui habite la cité des Papes va se retrouver avec quatre pass culture en main : celui de la ville, celui de la région, celui de l’université et celui de l’État. La plupart fonctionnent sur un principe de répartition : tant d’euros pour une plateforme de vidéos, tant pour une plateforme musicale, tant pour un achat de livres, tant pour un billet de spectacle… « Si le pass n’est pas éditorialisé, il ne sera qu’un outil de consommation qui va non seulement renforcer les mécanismes de reproduction – ceux qui écoutent du rap iront à un concert de rap, ceux qui vont à l’opéra achèteront des billets d’opéra –, mais aussi les discriminations, redoute Frédéric Hocquard. Si on met de l’argent public dans un projet, c’est pour casser les mécanismes de reproduction sociale. »

L’élu parisien pointe l’échec des chèques culture, fleuron des politiques culturelles des années 1990. « En 2010, contre le téléchargement illégal, la carte musique jeune devait permettre aux 12-25 ans de télécharger de la musique en ligne mais elle n’en a séduit que 70 000 sur les 2 millions concernés », rappelle Angeline Barth. Pourquoi relancer une machine molle ? « L’idée de s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation avec un outil digital, pourquoi pas ?, concède Paul Rondin. Mais le principe de l’application mobile, c’est la disparition d’intermédiaires. Or, ce qui fonde la médiation culturelle, c’est l’accompagnement. Que devient-il dans ce projet ? » « Le ministère s’en tient à une politique de l’offre, tranche Angeline Barth, tout est mis au même plan. L’accès à la culture n’est pas qu’une question d’argent mais surtout d’éducation. »

« Pour résister à Amazon, les librairies parisiennes se sont regroupées en une plateforme, parislibrairies.fr. Le Pass culture aurait pu être l’occasion d’inventer une évolution politique et industrielle », se prend à rêver Frédéric Hocquard. À l’heure où le ministère réduit les emplois aidés dans la culture, où le tissu associatif fond, où le spectacle vivant crie famine et où les organismes d’éducation populaire ne sont plus perçus comme des partenaires essentiels, les 400 millions d’euros de mise sur le Pass culture sonnent presque comme une provocation.

(1) Google, Apple, Facebook, Amazon.

Politique culturelle
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