Une Palme d’or des familles

Le palmarès de la soixante et onzième édition du Festival de Cannes reflète la bonne tenue de la compétition. Malgré quelques erreurs dommageables.

Christophe Kantcheff  • 23 mai 2018 abonné·es
Une Palme d’or des familles
© photo : Le jury ne s’est pas trompé en décernant la Palme d’or à Une affaire de famille, nd’Hirokazu Kore-eda. crédit : Le pacte

Le palmarès du festival de Cannes 2018 privilégie-t-il les œuvres à message, désireuses de tenir un discours sur un sujet grave, plutôt que celles qui se distinguent par leur mise en scène ? Comme le répète en substance Thierry Frémaux, le délégué général, à chaque conférence de presse annonçant la sélection, « les films du festival donnent des nouvelles du monde » (et non pas : « des nouvelles du cinéma »). En outre, le jury, tous les ans composite, réunit des personnalités dont la cinéphilie est inégale et diverse. La focalisation sur le plus petit dénominateur commun, le contenu de la narration, plutôt que sur les formes employées pour la déployer paraît inévitable. D’où les frustrations ressenties par ceux qui tiennent le cinéma pour davantage qu’un porte-voix de causes à défendre.

Le palmarès concocté par le jury que Cate Blanchett a présidé suscite quelques-unes de ces frustrations. La première : l’absence de Leto, du Russe Kirill Serebrennikov. Une proposition originale, retrouvant l’esprit des pionniers de la scène rock en URSS, au début des années 1980, qui s’opposaient à l’héroïsation nationale obligatoire sous Brejnev. Autre oubli dommageable : Le Poirier sauvage, du Turc Nuri Bilge Ceylan. On assiste, à travers un personnage retournant dans son village natal et qui se rêve en écrivain, à une ample méditation existentielle. Toujours inscrite dans un espace sensible où affleurent les émotions et d’où peut surgir, subrepticement, la beauté.

Le cinéma français n’est pas distingué. Il l’a souvent été ces dernières années. Christophe Honoré aurait pu figurer au palmarès, avec Plaire, aimer et courir vite, qui est à ce jour son film le plus accompli. Cette autofiction qui replonge dans les années 1990, dénuée de narcissisme, tout en humour et en délicatesse, avec ses trois acteurs souverains, Pierre Deladonchamps, Vincent Lacoste et Denis Podalydès, est une réussite. De Yann Gonzalez, Un couteau dans le cœur, et son intrigue autour du porno gay à Paris en 1979, aurait pu recevoir un prix de mise en scène. C’eût été une grande audace, trop grande sans doute : son esthétique ultra-stylisée osant faire coïncider le kitsch et le tragique, le trash et le romantisme ne correspond pas aux canons des récompenses cannoises.

Autre faille : l’absence de reconnaissance à sa juste valeur du cinéma asiatique, malgré l’attribution de la Palme d’or à l’un de ses représentants. Deux films japonais (Une affaire de famille, d’Hirokazu Kore-eda ; Asako I & II, de Ryusuke Hamaguchi), un chinois (Les Éternels, de Jia Zhang-ke) et un coréen (Burning, de Lee Chang-dong) participaient à la compétition ; ils ont compté parmi les meilleurs. Mais il est vrai, par exemple, qu’Asako I & II – l’histoire d’une jeune femme troublée par le retour de son premier amour – ne porte pas de message particulier. C’est pourtant un beau film sur l’aspiration à sortir du quotidien ou sur les illusions qu’on a sur soi-même. Tandis que le Chinois Jia Zhang-ke, dont les Éternels est un remarquable film féministe sans volonté démonstrative, continue à proposer des fictions mettant en résonance la situation sociale de son pays et les ressorts intimes de ses personnages.

À cela il faut ajouter qu’à Un certain regard un jeune prodige chinois de 29 ans, Bi Gan, a entraîné son spectateur ébloui dans une dérive hypnotique aux confins du rêve et de la mémoire. Un grand voyage vers la nuit, son deuxième long métrage, a une puissance d’évocation poétique inouïe.

Si les susdites frustrations sont bien réelles, il n’en reste pas moins que le jury de Cate Blanchett ne s’est pas trompé quand il a fallu choisir la Palme d’or. Avec Une affaire de famille, Hirokazu Kore-eda retravaille des motifs déjà exposés dans ses films précédents. Mais il va plus loin dans la transgression que dans Tel père, tel fils (2013) ou Notre petite sœur (2015). La famille qu’il met en scène n’en est pas une au sens traditionnel, même si c’est à s’y méprendre, à voir la communauté que ces gens forment. Or, comme toute famille, celle-ci a enfoui des secrets. Des non-dits cachent des réalités honteuses. Ce qui n’empêche pas ces personnages d’avoir le cœur sur la main, de recueillir des enfants en souffrance, qui deviennent, dans les faits, les leurs. Ceux-ci trouvent là un environnement protecteur, en même temps que le père leur apprend à chiper des articles dans les magasins. Ces gens sont hors de toutes les lois. Sauf celles de l’amour.

La dimension politique d’Une affaire de famille est incontestable, mais elle est en mode mineur. Ce qui apparaît d’abord, c’est la partition humaine que jouent ces personnages, chacun, de la grand-mère aux enfants, ayant sa singularité et une existence forte. Aucun n’est fantoche ou prétexte à mélodrame. Kore-eda aime et croit en ses personnages.

Tout le contraire de Nadine Labaki, dont Capharnaüm a remporté le prix du jury. Misérabilisme, sensiblerie, instrumentalisation du thème de l’enfance malheureuse : le chantage à l’émotion est indécent. Pour la cinéaste libanaise, seul le discours compte, au demeurant consensuel. Elle plie ses images à ses fins, ne s’embarrassant pas d’éthique : où le sourire final d’un gamin au générique peut se transformer en terrible repoussoir.

Avec Blackkklansman, dont l’action se déroule en 1972 dans l’État du Colorado, Spike Lee ne tombe pas dans ce travers du cinéma utilisé au nom d’une cause, qui pourtant ici éclate au visage : celle des Noirs, et plus largement de toutes les minorités. Le réalisateur natif d’Atlanta obtient le Grand Prix, deuxième récompense en termes de prestige, avec une comédie politique qui ménage ses effets, même si parfois ceux-ci sont énormes. Cependant, le Black Power qu’il met en scène reste âpre, exigeant, jamais édulcoré pour plaire au plus grand nombre. Et les images d’archives des manifestations de Charlottesville, qui ramènent le film dans l’actualité américaine, n’ont rien d’un raccourci gratuit.

Les prix d’interprétation vont à deux comédiens impressionnants dans leur rôle. Samal Yeslyamova, dans Ayka, du Kazakh Sergey Dvortsevoy, incarne une immigrée kirghize dans un Moscou raciste, abandonnant son bébé et à la recherche d’un petit job pour rembourser des mafieux. Marcello Fonte, dans Dogman, de l’Italien Matteo Garrone, joue un toiletteur pour chiens dans un quartier déshérité, aux prises avec une brute qui sème la terreur. Si ces deux films donnent effectivement des nouvelles inquiétantes de la Russie et de l’Italie, leurs partis pris de mise en scène en font des œuvres cinématographiques fortes. Éprouvantes, mais fortes.

Le prix du scénario (1) pour Trois visages, de Jafar Panahi, n’était sans doute pas le plus pertinent. Celui de la mise en scène aurait mieux fait l’affaire, qui est allé à l’esthétisant Cold War, du Polonais Pawel Pawlikowski. Quoi qu’il en soit le film du cinéaste iranien, retenu dans son pays et théoriquement interdit de tourner, est au palmarès, et c’est justice pour cette belle métaphore autour des artistes censurés, en particulier quand ce sont des femmes.

Reste l’unique, le hors norme Jean-Luc Godard. Le jury a considéré qu’il fallait un prix particulier, une Palme d’or spéciale, pour ce cinéaste « qui fait avancer le cinéma, qui a repoussé les limites, qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma », selon les mots justes de Cate Blanchett. La projection du Livre d’image a été le moment le plus excitant de cette 71e édition : celui où le spectateur se doit d’être aussi inventif que l’œuvre qu’il a devant lui.

(1) Ex æquo avec Heureux comme Lazzaro, de l’Italienne Alice Rohrwacher.

Cinéma
Temps de lecture : 7 minutes