« Madame Fang », de Wang Bing : La grande énigme

Dans Madame Fang, Wang Bing filme l’agonie d’une femme entourée de sa famille, questionnant l’insondable, renvoyant le spectateur à ses angoisses.

Christophe Kantcheff  • 13 juin 2018 abonné·es
« Madame Fang », de Wang Bing : La grande énigme
© photo : Wang Bing/Acacias Films

On sait, depuis son premier documentaire, À l’ouest des rails (2003), énorme fresque d’une usine en décomposition matérielle et sociale dans le nord de la Chine, jusqu’aux Âmes mortes, présenté hors compétition au dernier Festival de Cannes, monument de huit heures consacré aux victimes des purges maoïstes, que Wang Bing ne cherche pas la facilité. Il fouille dans les entrailles de son pays pour en extraire des éclats de vérité cachée, et ce toujours à l’insu des autorités, en artiste clandestin.

Mais, avec Madame Fang, il aborde ce qu’il y a de plus difficile à affronter pour tout humain : la mort. Il a décidé de la montrer de la façon la plus crue : en filmant l’agonie d’un être. La première intention du cinéaste était de faire un film sur cette femme de 68 ans, Mme Fang, née à Huzhou, dans la région du Fujian, dans le sud-est de la Chine. Ancienne ouvrière agricole, elle a vécu toute son existence dans ce village, près d’une rivière où la pêche est une activité nourricière, et où passe désormais une autoroute cachée derrière des rangs d’arbustes. Mais, au moment où le documentariste a été appelé par la famille, qu’il connaît depuis longtemps, Mme Fang était au plus mal, atteinte d’une maladie neurovégétative. Wang Bing, accompagné de ses deux cadreurs, s’est donc retrouvé face à une mourante, encouragé à tourner par la famille.

Où diriger son regard ? Comment filmer ? Ces questions sont toujours primordiales, elles le sont ici plus particulièrement. Wang Bing y a répondu de trois façons. D’abord filmer l’entourage qui se tient au chevet de l’aïeule. La plupart ont mis leur travail entre parenthèses. Avant que l’inquiétude et le chagrin ne croissent de jour en jour (le film se déroule sur une semaine à peu près), les membres de la famille s’interrogent sur ce que la malade perçoit ou non, tandis que la vie, autour, continue. La télévision ne cesse de dévider sa sonore vacuité. On mange, on blague même parfois, on se raconte des épisodes de la vie de la grand-mère mourante, quand son mari a demandé le divorce, ou quand la faim tenaillait les estomacs.

En contrepoint des scènes d’intérieur, Wang Bing a aussi braqué sa caméra sur les hommes pêchant dans la rivière, de nuit notamment. Sur une petite barque, éclairé par deux lampes puissantes qui agissent comme des projecteurs, un parent de Mme Fang pêche avec une épuisette électrique. S’il a un peu de chance, il lèvera des carpes. On est ici au plus près du quotidien ordinaire, totalement dénué de mystère.

Contrairement à ce qui constitue le troisième axe du film, le plus marquant, le plus dérangeant aussi : les plans sur le visage de Mme Fang. Personne ne sait où en est alors sa conscience du monde autour d’elle. Peut-être entend-elle encore la voix de ses enfants, peut-être sent-elle quand l’un d’eux lui prend la main. Quelles sont ses pensées ? Se sent-elle partir ? Mme Fang est dans le plus grand dénuement. Avec ces longs plans, cadrés serrés, Wang Bing filme une énigme abyssale, en même temps qu’il renvoie le spectateur à sa propre expérience de la fin d’un proche et à ses propres angoisses.

Mais le cinéaste ne le fait pas à tout prix, récusant tout voyeurisme. Quand soudain une larme coule sur le visage de Mme Fang, il s’éloigne du lit et ne fait plus que des plans larges sur la famille veillant la mourante. On ne cachera pas que ce film est une épreuve. Mais rien d’immoral ici. Madame Fang montre la dure étrangeté de la mort qui vient.

Madame Fang, Wang Bing, 1 h 26.

Cinéma
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