Le mythe du renouveau macronien dans les eaux troubles de la « raison d’État »

TRIBUNE. L’affaire Benalla met à nu la survivance de réflexes monarchiques. On découvre des codes de comportement où le lien de confiance de « la noblesse d’État » tient lieu d’instrument de la « violence symbolique » du pouvoir. La communication « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, érigée en mode de gouvernance, apparaît comme un sujet de questionnement pertinent.

Maxime Ait Kaki  • 7 août 2018
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Le mythe du renouveau macronien dans les eaux troubles de la « raison d’État »

La Macronie avait fondé sa doctrine sur un idéal de renouveau. C’était la promesse d’une République régénérée et résolument tournée vers l’avenir, l’espoir de faire de la politique autrement, la possibilité d’une « citoyenneté numérique » renforçant l’expression démocratique. Cette prophétie politique, prenant le visage d’une « République en marche », participait d’une inclinaison providentielle inspirée de la rhétorique de l’Immaculée Conception.

Maxime Ait Kaki est docteur en science politique de l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, auteur de La France face au défi de l’identité (éditions du Cygne, 2017).

Emmanuel Macron l’avait décrite dans son livre programmatique, Révolution, comme l’incarnation même de l’« exemplarité », de la « transparence » et du « désintéressement », plaçant la moralisation de la vie politique au centre de ses propositions. Plus qu’aucun autre de ses rivaux, il avait su exploiter, durant la présidentielle, les déboires judiciaires de François Fillon relatifs à l’emploi présumé fictif de son épouse pour faire de ce cette question un enjeu majeur de la bataille électorale. Ses 39 ans fièrement affichés et la promotion de nouveaux visages constituaient à eux seuls les gages d’un népotisme et d’un copinage révolus. Une symbolique de « pureté » distillée à des électeurs las des scandales d’Etat et auprès desquels la fable macronienne du « nouveau monde » avait trouvé une certaine résonance. Mais voici que tout juste un an après l’avènement de la Macronie, l’affaire Benalla est venue réveiller les démons du « vieux monde ». Les suspicions affleurent. Les Français s’interrogent. L’Élysée nous cache-t-il quelque chose ? Quelle est la place d’Alexandre Benalla dans le dispositif de sécurité présidentielle ? Comment cet agent contractuel a-t-il pu se voir attribuer un permis de port d’arme et des insignes d’officier de police ? Pourquoi a-t-il bénéficié des largesses du président de la République ? À la faveur d’un lien de confiance avéré ? Au nom de la toute-puissance du chef de l’État ? Par la force de la « raison d’État » qui place le président de la République au rang de souverain intouchable ? Car par-delà son caractère proprement juridique et politique, cette affaire est par-dessus tout un sujet de sociologie politique. Elle pose l’éternelle question de la frontière entre le formel et l’informel, l’officiel et l’officieux, le visible et l’invisible dans les hautes sphères du pouvoir.

Comportements monarchiques, « copinages malsains » : les non-dits de l’affaire Benalla

La France est une vieille nation qui plonge ses racines dans une conception monarchique du pouvoir. Incarnation vivante de cet héritage, la magistrature suprême de l’État y est très fortement sacralisée en vertu aussi du poids constitutionnel qui lui est conférée dans le cadre de la Ve République. « Clef de voûte des institutions », le chef de l’État, également chef des armées, concentre l’essentiel du pouvoir exécutif, qui plus est lorsque la majorité présidentielle lui est acquise comme cela est le cas aujourd’hui. Il puise, en outre, son autorité de la relation à la fois directe et intime qu’il entretient avec ses administrés compte tenu du charisme qu’il exerce sur eux. La relation entre Emmanuel Macron et Alexandre Benalla doit être appréciée à l’aune de cette dimension thaumaturgique qui impose allégeance et déférence à l’autorité suprême. Dès lors que le chef de l’État a témoigné toute sa confiance – il n’a pas manqué de le souligner avec insistance – à un jeune « garde du corps » de 26 ans, totalement étranger au sérail et à ses codes de conduite, il n’est pas inconcevable que celui-ci en ait abusé. Être adoubé par le cercle présidentiel et se voir admis en son sein, participer à des réunions sécuritaires de premier plan, disposer d’une autorisation de port d’arme, bénéficier d’un logement dans une dépendance de l’Élysée, d’une voiture professionnelle… sont autant de privilèges de nature à donner des ailes à plus d’un jeune Français.
À la lumière de ces considérations, on est fondé à penser que le comportement d’Alexandre Benalla lors des troubles de la place de la Contrescarpe était celui d’un « serviteur plus royaliste que le roi ». En s’autorisant à prêter main-forte aux CRS, sans doute avait-il agi confusément. Endossant la double casquette du « protecteur du roi » et du « protégé du roi », il n’est pas impossible qu’il ait voulu rendre service aux forces de l’ordre en toute sincérité tout en cherchant à exercer, sur elles, un certain ascendant de par le « statut élyséen » qui était le sien. Ce type de dérive, impliquant des agents « spéciaux » où l’on finit par ne plus savoir « qui protège qui ? » et « qui est le protégé de qui ? », met en lumière la persistance de pratiques opaques au sein du pouvoir (SAC sous de Gaulle, gendarmes de l’Élysée sous Mitterrand). Mais il illustre par-dessus tout le poids des ressorts psychologiques de ces pratiques et la manière dont elles s’exercent sur les agents de l’État. L’un des fonctionnaires de police à la direction de la DOPC, mis en examen, aurait confié à sa hiérarchie avoir fait « une grosse bêtise » en contribuant à la remise de vidéos des événements du 1er mai à Alexandre Benalla. Pouvait-il vraiment en être autrement à partir du moment où la demande avait été effectuée sous couvert de l’Élysée ? Quel fonctionnaire aurait daigné se soustraire à une sollicitation portant l’empreinte de ce qui est perçu comme l’autorité suprême de l’État ? Dès lors que tout risque de « trahison » ou de « collusion avec un autre État » est écarté, une fin de non-recevoir peut apparaître aux yeux du destinataire de la demande comme une insubordination de nature à donner lieu à des sanctions de la part même de sa hiérarchie. On déduit aisément ici que la nature du « service » demandé participe d’un lien de confiance qui n’a pas être discuté. Dans les hautes sphères du pouvoir où la « raison d’État » a une résonance particulière, la culture du non-dit est en effet ce qui permet la perpétuation de ce lien de confiance.
Comme le rappelle fort à propos l’historien Norbert Elias, ce mode de comportement trouve sa source dans les valeurs nobiliaires de retenue et d’autocensure de la « rationalité de cour ». Il s’accommode de ce qui est au nom de ce qui a toujours été. À ce propos, les auditions du Sénat ont révélé qu’à l’exception des conseillers nommés au _Journal officiel_, il n’a pas été exigé des chargés de mission de l’Élysée d’établir une déclaration d’intérêts et de patrimoine au motif où cette pratique était celle en vigueur sous François Hollande. Or cette négligence, en contravention avec la loi relative à la transparence de la vie publique, tranche de manière saisissante avec l’exigence d’exemplarité voulue par la République en marche.

Un scandale symptomatique d’une com’ présidentielle déconnectée du peuple

Engagé dans la course à l’Élysée, Emmanuel Macron nourrit l’ambition de « resacraliser » la fonction présidentielle. Le ton est donné dès le soir de son élection à l’occasion de la cérémonie au cœur de l’esplanade du Louvre. Le nouveau chef d’État adopte une posture « jupitérienne » empreinte de gravité. Point de départ d’un style présidentiel maîtrisé, cette communication se situe aux antipodes du style hypermédiatique de Nicolas Sarkozy et de la présidence « normale » de François Hollande. Emmanuel Macron l’endosse en toutes circonstances, refusant de céder aux humeurs de la démocratie d’opinion. « Maître des horloges », il poursuit son entreprise de relégitimation du régalien imperturbablement en tenant les médias à distance.
Fort d’une solide cote de popularité, Emmanuel Macron a le contrôle de la situation. Une apparence que l’affaire Benalla va venir ébranler de plein fouet. L’Élysée perd prise. En dépit de l’ampleur du tollé suscité par des images et des révélations à mille lieues de la « raison d’État », le président maintient le cap de sa communication indolente. D’abord un long mutisme. Puis une rapide apparition devant ses troupes où il s’en prend ouvertement à la presse. Quelques bains de foule sur ses terres. Mais aucune prise de parole officielle à l’endroit des Français. À trop vouloir « verticaliser » sa présidence, Emmanuel Macron donne l’impression d’avoir été atteint du « syndrome de la tour d’ivoire » ? Aussi louable soit-elle, la nécessité de rehaussement de la fonction présidentielle n’est en rien incompatible avec une certaine accessibilité de celle-ci, notamment dans des contextes de crise où la personnalité même du président est affectée. En persistant dans son silence alors que l’affaire Benalla met à nu des dysfonctionnements de l’État, Emmanuel Macron brouille sa communication et envoie des signaux discordants aux Français. Outre contredire l’objectif de relégitimation de sa fonction qu’il contribue dès lors à délégitimer, il s’inscrit dans le même temps en faux contre le projet moderniste qu’il incarna pourtant avec détermination durant sa campagne. C’est toute la force de son storytelling du « nouveau monde » et de la « démocratie numérique » qui dégénère alors en mal autodestructeur. Pas étonnant donc qu’il n’ait pas vu venir le danger des outils digitaux et des réseaux sociaux par lequel l’affaire Benalla a éclaté !

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