Comment est né le capitalisme

TRIBUNES. C’est la mondialisation qui a donné naissance au capitalisme et non l’inverse, estime le sociologue Alain Bihr dans son dernier ouvrage. Une contribution « monumentale », souligne l’économiste Michel Husson.

Michel Husson  • 27 septembre 2018
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Comment est né le capitalisme
© photo : Navires britanniques de l'East India Company. Huile sur bois. Peinture de Adam Willaerts (1577-1664) / LEEMAGE

La Chine est en train de retrouver la place qu’elle occupait dans l’économie mondiale. Elle réalisait 25 % du PIB mondial en 1500, selon les estimations d’Angus Maddison, et encore 22 % en 1700. Un niveau qu’elle est en passe de retrouver aujourd’hui (18,7 % en 2018 selon le FMI). À l’heure où se produit ce grand renversement du monde, le retour sur l’histoire de longue période est un éclairage utile. Une question récurrente est alors de savoir pourquoi – et comment – le capitalisme est né en Europe. Cette question a donné lieu à une abondante littérature, principalement anglo-saxonne, parmi laquelle on peut citer Maurice Dobb et Paul Sweezy, Robert Brenner, Ellen Meiksins Wood ou Kenneth Pomeranz.

Alain Bihr vient d’apporter une contribution majeure, dans le prolongement d’un travail considérable entrepris en 2006 sur la genèse du capitalisme (1). Son nouvel ouvrage, Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763) (2), premier tome d’un triptyque monumental qui sera achevé en 2019, examine l’expansion européenne. Son récit démarre en 1415, alors que la flotte portugaise débarque à Ceuta (aujourd’hui une enclave espagnole à la frontière du Maroc), inaugurant ainsi le cycle des « grandes découvertes », et s’achève en 1763, avec la fin de la guerre de Sept Ans et le début de l’hégémonie anglaise.

Ce livre est d’abord une histoire magistrale des deux vagues de l’expansion européenne, d’abord portugaise et espagnole puis, dans un second temps, hollandaise, anglaise et (un peu) française. La colonisation des Amériques, l’encerclement de l’Afrique, comme la difficile pénétration en Asie, ont toutes les trois été menées par des « compagnies à privilège » comme la Compagnie des Indes occidentales hollandaise (Vereenigde Oost-Indische Compagnie) ou l’East India Company anglaise. Compagnies en principe privées, qui ne peuvent néanmoins se développer que grâce à l’appui de leurs États respectifs, dont elles obtiennent le privilège d’exercer un monopole sur une zone géographique ou une catégorie de produits.

Mais Bihr, théoricien prolifique et rigoureux, formule deux thèses essentielles. La première est que « si le féodalisme a constitué une condition nécessaire à la formation du capital comme rapport social de production, il n’en a pas assuré la condition suffisante ». Cette condition suffisante, c’est donc cette première mondialisation réalisée avec « l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale, qui débute à la fin du Moyen Âge et s’est poursuivie durant tous les temps modernes ». Elle a « abouti à la formation d’un premier monde capitaliste centré sur l’Europe occidentale, un monde que cette dernière entend diriger et ordonner en fonction de ses intérêts propres ».

Les capitaux ont existé avant le capitalisme

La seconde thèse est esquissée dans l’introduction (elle sera développée dans le troisième tome) et conduit Bihr à se démarquer des analyses de Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein sur l’économie-monde. Même s’il salue leurs contributions, il leur adresse de très vives critiques, comme en fait foi un entretien sur le site Le Comptoir où il déclare :

Ce que je reproche à Wallerstein et plus encore à Braudel, c’est leur faiblesse conceptuelle : la pauvreté et la fragilité de leur appareillage conceptuel. Je montre en particulier que ni l’un ni l’autre ne maîtrisent non seulement le concept de capitalisme mais même celui de capital ; qu’en particulier, ils ne saisissent pas la différence entre capital marchand et capital industriel, ni le saut qualitatif qui s’opère dans la dynamique capitaliste lorsqu’on passe d’un capital qui se valorise exclusivement par le jeu des échanges de marchandise et d’argent à un capital qui se valorise en prenant en charge le procès de production, avec toutes ses implications géographiques, sociales, politiques, culturelles, etc.

C’est toute la différence entre capitalisme et capital : ce dernier « se décompose certes en fractions industrielle, commerciale et financière mais certainement pas le capitalisme ». Ce dernier est un mode de production fondé sur des relations sociales déterminées, et pas seulement un ensemble de biens physiques ou d’actifs financiers. C’est pourquoi aussi, pour reprendre les termes de Bihr, « se demander si on peut ou non parler de capitalisme en plein cœur d’un Moyen Âge européen féodal est une absurdité ». Tout au plus peut-on parler d’« archipels capitalistes dans un océan féodal ».

Ces thèses vont toutes deux à l’encontre de celles d’André Gunder Frank : non, l’Amérique latine n’était pas capitaliste dès les premières années de la conquête et, non, la mondialisation ne remonte pas à 5 000 ans. L’hypothèse fondamentale de Bihr est au contraire « qu’il a fallu le détour de l’expansion européenne, conduite par des capitalistes marchands avec l’appui d’appareils d’États, pour que cette transition [entre féodalisme et capitalisme] puisse s’accomplir. C’est en ce sens que je soutiens que la mondialisation (…) a permis de donner naissance au capitalisme ».

Le livre d’Alain Bihr renouvelle ainsi notre vision du développement du capitalisme et il procure un rare plaisir de lecture, tant il réussit à mêler fresque historique et rigueur conceptuelle.

(1) La Préhistoire du capital : le devenir-monde du capitalisme, 2006.

(2) Editions Page 2 (Lausanne) et Syllepse (Paris), septembre 2018.

Publié dans
Tribunes

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