Cap au pire

Dans Une chose sérieuse, Gaëlle Obiégly montre, sur le mode fantasque, une communauté étrange se préparant à une catastrophe.

Christophe Kantcheff  • 23 janvier 2019 abonné·es
Cap au pire
© photo : C. Hélie/gallimard

Alors que le mot ne figurait pas sur les précédents, la mention « roman » apparaît sur le nouveau livre de Gaëlle Obiégly, Une chose sérieuse. Pour quelle raison ? L’auteure de N’être personne, son précédent et magnifique opus, aurait-elle succombé au conformisme littéraire ambiant qui veut qu’en dehors du roman point de salut (au point qu’à l’automne Le Lambeau, de Philippe Lançon, a été écarté du Goncourt au prétexte que ce n’en est pas un) ?

Sûrement non. On peut avoir confiance en Gaëlle Obiégly pour rester imperméable à de telles sirènes. Sa singularité est trop forte et, en cela, précieuse. Comme le dit le narrateur d’Une chose sérieuse, « les livres […] qui m’ont estomaqué, ce sont ceux qui ne ressemblent à rien. Il y a surtout une parole, quelqu’un qui parle ». Celui-ci ne fait pas exception : il recèle bien une voix à nulle autre pareille, fantasque et sérieuse. Elle se manifeste par le biais d’un narrateur appartenant à une communauté menée par une milliardaire, madame Chambray, qui prépare son petit monde – une bande de pauvres hères – à une catastrophe à venir, indéfinissable mais, selon elle, inévitable.

Le narrateur, prénommé Daniel, est plus particulièrement chargé d’aider sa patronne à accoucher de son autobiographie. Son nouveau métier est donc d’écrire – après avoir été vigile dans un parking. Mais dans des conditions particulières : sous contrôle total de la maîtresse du lieu, au propre comme au figuré d’ailleurs, puisque celle-ci exige que Daniel, bien qu’homosexuel, se soumette à ses appétits. Il n’empêche que ce travail entraîne des réflexions chez le narrateur qui ne sont pas seulement baroques. Il y a par exemple cette idée démystificatrice sur le talent : « Le talent tient à ça, on substitue à l’instinct un discours qui abuse son monde. »

Seul le dimanche est relâche. Le narrateur, cependant, continue d’écrire. Mais librement, et à destination d’un ami à qui il raconte ce qu’il vit – c’est le texte que nous lisons. Et ce qu’il vit, outre les séances d’écriture, a toutes les allures d’une domestication. On a même installé une puce dans le cerveau du narrateur pour qu’il soit plus efficace, c’est-à-dire plus obéissant, quitte à ce qu’il soit l’objet de vertiges et de pertes de mémoire.

C’est ainsi que le livre se fait roman, sous la forme d’une chronique de cette communauté aux allures de secte, un roman (à peine) d’anticipation. Non sans résonances ironiques avec ce qui nous attend peut-être dans notre monde réel : « Puisque la révolution, ça ne marche plus, on a renoncé, la perspective à présent, c’est la catastrophe. » Nous non plus, nous ne savons pas exactement laquelle…

Si Gaëlle Obiégly a écrit un « roman », elle ne perd pas son goût de la digression, semant son récit de petites merveilles de drôlerie, de poésie et de prosaïsme, le tout mêlé. Elles sont le sel de sa terre littéraire. Comme cette simple phrase, qu’on cite pour finir, rien que pour le plaisir : « Des poissons sans pupilles déversent leur âme dans l’eau de la vasque »

Une chose sérieuse, Gaëlle Obiégly, Verticales, 192 pages, 17 euros.

Littérature
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