Lettre à la résistance

Chaque semaine, Sarah Roubato écrit une lettre à un destinataire qui ne peut pas répondre et questionne un sujet d’actualité.

Sarah Roubato  • 7 janvier 2019
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Lettre à la résistance
© Photo : LOIC VENANCE / AFP

P ersonne ici n’a l’orgueil ni même le sentiment de la puissance. Nous savons que nos soldats changent cent fois de nom et qu’ils ne possèdent ni abri ni visage. Ils vont en secret dans des chaussures informes sur des chemins sans soleil et sans gloire. Nous savons que notre armée est famélique et pure. Qu’elle est une armée des ombres. » (Joseph Kessel, L’Armée des ombres)

La lettre de Sarah Roubato

Chaque semaine, une lettre écrite à un destinataire qui ne peut pas répondre questionne un sujet d’actualité. Pour faire résonner l’actualité autrement, pour prendre la diagonale, et trouver, peut-être, une autre manière de voir notre société. Sur le modèle de Lettres à ma génération (ed. Michel Lafon).

Sarah Roubato

Pisteuse de paroles, écouteuse à temps plein, anthropologue, auteur compositeur interprète, écrivain, Sarah Roubato questionne les grands enjeux contemporains – notre rapport au vivant, aux nouvelles technologies, à la diversité – par la lorgnette du quotidien. Elle parcourt la France à la recherche des semeurs du changement qui trouvent d’autres manières de faire, et en tire des portraits sonores (série L’extraordinaire au quotidien) et propose des veillées citoyennes dans tout le pays, organisées par ses lecteurs.

Sarah Roubato a écrit :

« Lettres à ma génération », éd. Michel Lafon

« Trouve le verbe de ta vie », éd. La Nage de l’Ourse

« 30 ans dans une heure », éd. Publie.net

www.sarahroubato.com

Mon amie,

Je ne sais si je dois mettre une majuscule à votre nom. Si je le fais, vous seriez celle qui est née en 40, celle des noms de code, des postes de radio cachés dans de vieilles valises disjointes, des pilules de cyanure cachées dans des pendentifs, des journaux clandestins, des attentats, du marché noir, des passeurs. Vous seriez bien âgée et vos derniers serviteurs en train de disparaître. On me dirait que j’écris à une épave, que nous ne sommes plus envahis par une armée, que nous avons toute liberté de nous exprimer et mangeons à notre faim.

Pourtant aujourd’hui c’est bien de vous dont nous avons besoin, vous la résistance sans majuscule, celle qui traverse les âges et les peuples, avec aux oreilles les mêmes mots qui battent : liberté, dignité.

Nous livrons le même combat que vos serviteurs de 40, mais nos ennemis sont invisibles et bien plus puissants qu’une armée. Nous vous avons rebaptisée Indignation, révolte, mais moi je sais que c’est toujours de vous qu’il s’agit.

Nous avons tant à apprendre de vous, et de vos équipages. Eux ne se mettaient pas en scène. Ils ne signaient pas de pétition, ne dessinaient pas de slogans, ils n’étaient que dans l’action et la recherche d’efficacité. Ils ne perdaient pas de temps en déluge de commentaires, ils ne se défoulaient pas derrière un écran. Chacun à son poste. Il y a avait les petites mains, porteurs, livreurs, chauffeurs, ceux qui planquent et ceux qui font passer, ceux qui tuent et ceux qui renseignent, ne cherchant pas à comprendre le pourquoi ni à connaître ceux qui étaient au-dessus, ceux qui analysaient, donnaient des ordres, établissaient des rapports codés. Chacun un maillon d’une chaîne, où des inconnus qui se voyaient quelques minutes pour une mission, faisaient partie de la même famille. Chacun prêt à se sacrifier pour quelque chose de plus grand.

Voilà ce qui manque à notre révolte : la capacité de sacrifier son petit confort au désir d’un monde plus juste. Nous qui marchons pour le climat mais qui amenons un arbre mort chez nous pour célébrer, nous qui réclamons à juste titre à nos gouvernements des comptes et des actions pour éviter la catastrophe, sans remettre en question notre caddie. Nous qui avons gobé le mythe que seuls les privilégiés pourraient respecter le vivant.

Nous partageons, nous cliquons, nous marchons, nous crions, mais une fois rentré chez soi, nous ne changeons rien. Nous pratiquons une indignation juste mais confortable, car nous remettre en question, ce serait admettre que nous faisons partie de ce qui nous asservit. Car nous sommes bien les enfants de cet individualisme consommateur que nous voulons combattre. Votre ennemi était extérieur. Le nôtre est une part de nous, il nous a façonné, il nous a enseigné à ne pas pouvoir penser en dehors de lui.

Je vous vouvoie car vous me semblez parfois si lointaine. Et il me prend parfois l’envie de rêver, à une résistance qui ne ferait pas de bruit. Celle qui enseigne l’humilité, l’entraide, la confiance. Et tant pis si je vous mystifie. J’ai besoin de vous ainsi.

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