Un intermittent répond à la lettre d’Emmanuel Macron

Tribune. Comédien et membre de la Coordination des intermittents et précaires, Samuel Churin répond à la lettre aux Français d’Emmanuel Macron.

Samuel Churin  • 16 janvier 2019
Partager :
Un intermittent répond à la lettre d’Emmanuel Macron
© photo : LUDOVIC MARIN / AFP

Monsieur,

Vous m’avez écrit le 13 janvier dernier, il était donc tout à fait normal que je vous réponde. Pour commencer et avant de développer plus amplement, je tenais à préciser que je ne me sens pas faisant partie de « votre peuple ». En effet, et il me semble que cela est peu relevé, vous employez souvent l’expression « mon peuple » pour parler des habitants de France. Si je ne conteste pas mon appartenance au peuple, je revendique le fait de ne pas faire partie du vôtre. D’ailleurs faudrait-il se poser la question : qu’entendez-vous par « mon peuple » ?

Cette précision faite, je voudrais essentiellement vous répondre sur un sujet qui devrait à mon avis être au cœur du débat : celui de l’emploi à tout prix et de la valeur travail dont vous parlez tant. Votre phrase « tous les Français n’ont pas le sens de l’effort » en est une parfaite illustration. S’il est vrai que le mépris dont vous faites preuve régulièrement envers celles et ceux qui sont au chômage n’est pas partagé par tous, l’hypothèse jamais remise en cause de « l’emploi à tout prix et sa valeur travail » fait l’unanimité dans la classe politique. L’emploi à tout prix est même une obsession chez vous puisqu’il est au cœur de toutes les phrases pleines de morgue, devenues célèbres, prononcées du haut de votre grandeur sur un piédestal devenu bien fragile. Pour rappel, car les mots ont un sens et la parole est performative :

« Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler » (École numérique de Lunel dans l’Hérault, 27 mai 2016)

« Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (Halle Freyssinet Paris, 29 juin 2017)

« Je ne cèderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes » (École française d’Athènes, 8 septembre 2017)

« Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes là-bas » (Corrèze, 4 octobre 2017)

« Je traverse la rue et je vous en trouve » (à propos du travail, adressé à un chômeur, jardin de l’Élysée, 16 septembre 2018)

Et ajoutons sur les « migrants » :

« Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien » (Ethel, Morbihan, 1er juin 2017)

Personne n’a relevé que derrière la violence inouïe de ces propos se cachait une idéologie hélas partagée par une grande majorité. Cette idéologie est posée comme hypothèse jamais remise en cause, elle est le fondement de toutes les politiques et l’obsession des commentateurs : rétablir le plein emploi afin que chaque citoyen s’épanouisse.

Bon nombre de personnes travaillent sans être employées

Tout d’abord monsieur, le plein emploi n’existe pas et n’a jamais existé. J’ose espérer que pendant vos nombreuses années d’études, vous n’avez pas séché ce chapitre. En effet, vous n’êtes pas sans savoir que le plein emploi que la France a connu était un plein emploi fictif : une époque (années 1950 et début années 1960) où presque la moitié de la population n’était pas employée, à savoir les femmes. Et c’est d’abord une mise au point à faire : si nous voulons comprendre l’enjeu de ce débat, il faut impérativement différencier l’emploi et le travail. Ces deux termes ne se recouvrent pas.

L’emploi est obligatoirement sanctionné par une fiche de paye. Après avoir dit cela, on comprend parfaitement que bon nombre de personnes travaillent sans être employées.

À commencer par l’immense majorité des femmes après-guerre qui ont énormément travaillé (élever les enfants, tâches ménagères, etc.) sans être employées. En vous écrivant, je travaille sans être employé. La liste de celles et ceux qui travaillent sans être employés est immense, à commencer par tous les étudiants.

Pour comprendre l’aberration du plein emploi tant souhaité par beaucoup, il suffit de poser les chiffres : il y a 6 millions de chômeurs dans ce pays (source Les Échos : chiffre au plus bas si l’on considère uniquement les inscrits à Pôle emploi). Même si l’on arrivait à créer 1 million d’emplois (ce qui serait énorme), il resterait encore au minimum 5 millions de personnes précarisées. On en fait quoi ? On en parle ou elles sont quantités négligeables ?

En ce domaine, force est de reconnaître que vous n’avez pas l’exclusivité des recettes à coups de baguette magique. Certains sur votre gauche préconisent l’interdiction des licenciements et le partage du temps de travail. Je n’ai rien contre ces propositions, mais elles sont mensongères quand elles prétendent résoudre le « problème de l’emploi ». D’autres sur votre droite avancent la funeste préférence nationale sur le thème « les émigrés dehors, les Français d’abord ». Inutile de dire à quel point les défenseurs de cette thèse sont aussi dangereux que menteurs. Tous ces programmes sont souvent résumés en une phrase : « Avec moi, le retour au plein emploi. »

Pourquoi la valeur travail serait-elle prioritaire ?

Ces promesses sont et seront toujours un mensonge. Mensonge aussi énorme que de supprimer le remboursement des médicaments sous prétexte que personne ne sera plus malade.

Ainsi pour vous et la plupart de vos collègues, le salarié proche du licenciement est un « client », un sujet digne d’intérêt. Vous allez à grands renforts de déclarations dénoncer la fermeture de certaines usines, même si en tant que libéral votre religion vous interdit d’être trop véhément. Mais quand ce même salarié se trouve au chômage, il passe à vos yeux de victime à coupable ! Non seulement vous le négligez mais pire : vous le méprisez, le contrôlez, le harcelez et le forcez à accepter n’importe quel petit boulot à n’importe quel prix. Et cela au nom de la sacro-sainte valeur « travail » qu’il faudrait d’ailleurs appeler « emploi ». Car voyez-vous la méprise est dans ce mot. La valeur travail dont vous parlez, l’immense majorité des chômeurs la partage. Mais ils n’en ont pas la même définition que vous. Lorsqu’ils sont autour des ronds-points à parler politique, lorsqu’ils font des propositions sur une fiscalité juste assortie de services publics renforcés et non dégradés, lorsqu’ils élèvent leurs enfants, lorsqu’ils font partie d’une des milliers d’associations sans lesquelles la France n’existerait pas, lorsqu’ils aident leurs amis, lorsqu’ils participent au grand débat national que vous organisez… ILS TRAVAILLENT.

Mais au fait, pourquoi la valeur travail ou plutôt la valeur emploi serait-elle prioritaire ? Pourquoi serait-elle supérieure aux autres valeurs ?

Voyez-vous, je revendique tout autant salutaires et indispensables les valeurs repos, partager du temps avec ses amis, ses enfants, aller au spectacle, au cinéma, lire un livre, écouter une chanson, regarder la télé, manger un bon plat, aller en vacances, aller au musée, échanger, aimer… La liste n’est évidemment pas exhaustive. Ce que vous appelez « valeur travail » est souvent synonyme d’emploi pénible très mal payé, d’emploi à temps partiel loin de chez soi, d’emploi subi et non choisi. En quoi la valeur de ces boulots asservissants serait-elle supérieure à une seule des valeurs citées ci-dessus ?

Et pourtant, au nom de cette sacro-sainte valeur, votre collègue et ami Nicolas Sarkozy pouvait tranquillement humilier le « chômeur qui se lève tard » et l’opposer au « smicard qui se lève tôt », Manuel Valls tout comme Laurent Wauquiez pouvaient surfer sur la rhétorique des « droits et des devoirs », et vous pouvez maintenant fustiger le manque d’efforts de certains Français, autrement dit en langage courant des fainéants de chômeurs.

L’emploi à tout prix

C’est encore au nom de cette « valeur travail » que la France dépense plus de 100 millions d’euros par an pour l’emploi à tout prix, allant même jusqu’à financer Alstom pour des TGV qui ne serviront à rien puisque promis à des lignes régionales non équipées. Cette folie de l’emploi a notamment conduit au CICE, ce fameux plan d’aides aux entreprises qui devait créer 1 million d’emplois et qui n’a de fait eu pour conséquences que l’augmentation obscène des marges des plus riches !

Voyez-vous, monsieur Macron, je peux pardonner toutes celles et ceux qui croient en ces âneries comme on croit en la théorie du complot ou en d’autres sectes largement répandues, mais en ce qui vous concerne, je sais que vous savez.

Je sais que vous savez que vous êtes en train de détruire toutes les fondations mises en place par le Front populaire et le Conseil national de la Résistance, que votre but est notamment de participer au transfert de fonds de la Sécurité sociale vers les mutuelles, une sorte de privatisation bien masquée, de piétiner le principe de retraite par répartition, de continuer de détruire un à un les services publics en les privatisant (et les gilets jaunes ont bien raison de pointer le scandale de la privatisation des autoroutes, car vos prédécesseurs ont évidemment commencé le travail).

La guerre contre les chômeurs

Je sais que vous savez que le fameux « modèle social français » ne sera bientôt plus qu’une ligne dans les livres d’histoire.

Je sais que vous savez que les petits boulots sont pénibles, non attrayants, très mal payés, mais qu’ils sont nécessaires à votre politique.

Je sais que vous savez que lorsqu’on s’attaque au droit des chômeurs, des plus précaires, on s’attaque aussi au droit des salariés à l’emploi stable. En effet moins les chômeurs ont de droits, moins les salariés en CDI ont le choix de dire « non ». Auquel cas on leur répond : « y en a 200 qui attendent ta place ». L’attaque contre les chômeurs a des conséquences directes sur les salaires et conditions de travail des autres travailleurs : ils sont forcés d’accepter n’importe quel boulot à n’importe quel prix pour ne pas vivre l’horreur du chômeur stigmatisé, méprisé et sans argent.

Je sais que vous savez qu’en organisant la guerre contre les chômeurs, vous favorisez le dumping social et les employeurs peu scrupuleux qui, soutenus par vos réformes, n’hésitent pas à pratiquer l’esclavage moderne.

Je sais enfin que vous savez qu’en pratiquant cette politique injuste, vous contribuez à creuser le fossé entre les inclus et les exclus, entre vos amis et les laissés pour compte de plus en plus nombreux, entre ceux qui ont « amis bien placés » et ceux qui n’en ont pas, entre ceux qui auront toujours des emplois attrayants et les autres, entre les centre villes et les campagnes, entre les « bien nés » et les autres, je sais en effet que vous savez que le ruissellement n’existe pas, que l’eau est croupie depuis déjà longtemps et que vous n’avez aucune volonté de la renouveler.

Des droits inconditionnels attachés à la personne

Pour toutes ces raisons, je vous trouve immonde (vous comme dirigeant politique pas comme homme) de vous attaquer encore aux plus faibles, d’oser demander 4 milliards d’euros d’économies en trois ans sur le dos des chômeurs à temps partiel, et comble de tout de qualifier vos réformes de « justice sociale ». Car, voyez-vous, il n’est pas de plus grande injustice que de massacrer ceux dont vous pensez qu’ils seront incapables de se défendre.

Je terminerai cette lettre en répondant à votre appel. Vous me demandez de participer au grand débat national, je ne ferai qu’une seule proposition :

Sur le principe du régime général de la Sécurité sociale chère au Conseil national de la Résistance donnant des droits inconditionnels attachés à la personne, je propose une assurance chômage inconditionnelle. Cette réforme permettrait à des millions de personnes de vivre dignement (au-dessus du seuil de pauvreté) et entrainerait la revalorisation des emplois pénibles. Cette réforme est tout aussi possible que la mise en place de la Sécu. Ce n’est pas une question de financement, vous vous évertuez à dilapider les fonds publics pour des gens qui n’en ont pas besoin. C’est une question de priorité absolue.

À bon entendeur,

Samuel Churin

Publié dans
Tribunes

Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.

Temps de lecture : 11 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…