Le pourquoi de l’école

Tribune. Guillaume von der Weid, professeur de philosophie, analyse le caractère essentiel la question « pourquoi ? » dans l’éducation.

Guillaume von der Weid  • 5 avril 2019
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Le pourquoi de l’école
© crédit photo : JACQUES PION / HANS LUCAS

Pourquoi ? » est une question enfantine et circulaire. Enfantine car on apprend vite qu’il n’y a pas de pourquoi. Circulaire car visant la raison des choses, elle s’applique aux nouvelles choses que sont ses propres réponses. C’est pourquoi les enfants ne cessent de la poser : ils veulent moins une réponse qu’une explication. Or on commence par leur répondre, puis on les met à l’école.

L’école tente alors de noyer leurs pourquoi dans d’interminables comment. Le comment est simple, dépliable, tandis que le pourquoi est abrupt et sans issue. Les cours ont ainsi aux yeux des élèves une allure de notice d’appareil ménager : des choses écrites tout petit que, même s’ils voulaient faire le ménage, ils ne liraient pas. La question de comment faire le ménage, si intéressante soit-elle pour les concepteurs d’aspirateurs, n’a aucun intérêt pour des jeunes qui demanderont d’abord : « pourquoi faire le ménage ? » ou : « pourquoi moi ? » ou encore : « pourquoi maintenant ? » L’école qui reste sourde à ces questions se condamne à l’ennui. Comment éviter le double écueil de l’aporie et du pensum ?

Quand je demande à mes élèves pourquoi ils disent bonjour au proviseur mais pas à la femme de ménage, pourquoi ils croient à la science et pas à Dieu ou pourquoi il peut être pire de manger une tranche de jambon que d’avorter, je n’attends pas une argumentation serrée sur la théorie de la justice, Galilée ou l’humanisme kantien. Je les provoque pour tenter de décaler, pour les faire apparaître, des structures symboliques du réel qui sont d’ordinaire si bien alignées sur nos croyances et nos pratiques qu’il est impossible de parler des unes sans présupposer les autres. C’est ce qu’on appelle la normalité : ce qui va de soi, et qui se passe de preuve, comme le fait que un homme blanc avec un dossier vaut plus qu’une femme noire avec un balai, que la Terre est au centre de l’univers, ou que les embryons ne deviennent des personnes qu’à 10 semaines. Au contraire, l’obliquité d’une nouvelle perspective fait saillir les soubassements du réel, qui apparaissent pour ce qu’ils sont : non pas ancrés dans les choses mais sédimentés dans les mentalités. Or les mentalités consistent précisément à donner un sens particulier au mot « donc », c’est-à-dire à habiller d’une certaine façon le « comment » en « parce que ».

Le problème avec ce maquillage, c’est qu’il masque les sacrifices qui sont la face cachée des choix sociaux. Car pour éviter d’avoir à se justifier sans cesse, la société déguise ses choix en réalités indiscutables, minorant voire dissimulant ce à quoi ils renoncent. Aussi les pauvres se changent-ils en humains de seconde zone, la nature en matière première, les embryons en quasi-choses. Pas de mal. Le comment raconte toujours le déploiement d’un ordre, d’une nature, d’un destin. D’où l’idéologie bien-pensante d’un bien sans angles, sans limites, sans exclusions, comme si l’on pouvait choisir ceci sans négliger cela, dessiner les formes sans subir les angles : la division du travail sans le sale boulot, la technique sans la nature plastifiée, des femmes libres sans les bébés interrompus. Ce que promettent justement l’éthique d’entreprise, le développement durable, la ville intelligente, la pleine conscience, le toffu. Or il est impossible de comprendre quoi que ce soit si l’on ne rattache pas le bien qu’on veut au mal qu’il coûte. « Toute détermination est négation », disait Spinoza. Toute vie est une prise de position excluante, et la conscience de cette exclusion est le début de la pensée. Quand j’achète un t-shirt à 5,90 euros, je dois accepter que des ateliers s’effondreront au Bangladesh, quand je mange de la viande que la planète se réchauffe, quand je décide de ne pas avoir d’enfant qu’un embryon est sacrifié.

Prendre conscience de la nature problématique de la réalité, c’est constater qu’elle est faite de choix renversables. Les pourquoi ne renvoient plus à une nature muette mais à des controverses cachées, à un ordre indiscutable mais à des décisions dont l’autorité repose sur l’effacement de leur fabrication polémique. Pourquoi l’inégalité sociale ? pourquoi l’espace est-il courbe ? pourquoi détruit-on les embyrons ? À chaque fois, il faut expliquer pourquoi on a accepté la hiérarchie sociale et la difficulté à la concilier avec l’idée de dignité humaine, pourquoi l’héliocentrisme contredit toute une vision du monde, pourquoi on s’est cru supérieur aux animaux, pourquoi les femmes ont dû lutter pour obtenir le droit de disposer de leur corps.

C’est ainsi que les pourquoi finiront par ouvrir aux mystères d’un monde nettoyé des structures implicites qui le rendaient à la fois évident et hermétique. L’école, autrement dit, ne doit s’appuyer sur le comment que pour donner accès aux choses mêmes, hors des discours, hors de l’école. Si tous les enfants du monde demandent pourquoi apprendre ceci ou cela, c’est qu’ils savent intuitivement que seul le pourquoi libère, que seul le pourquoi, fidèle à l’étymologie (ex-duco), peut faire sortir de l’école.

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